A l’origine de la polémique une étincelle : la démission du ministre de l’Economie et des Finances, M. Houssine Dimassi de son poste. Mais en réalité, voilà des semaines, que la question de l’indemnisation crée des vagues. Dans un contexte économique et social bien difficile, les Tunisiens, inondés dans une guerre de chiffres et de valeurs, s’interrogent…La Vérité est-elle passée à la trappe ? Eclairage
«Comment peut-on entendre le discours, si semblable à celui des collaborateurs passifs de toutes les dictatures, qui dit : «on ne leur a pas demandé de militer ?»… justifiant ainsi les répressions qu’ils ont subies. Et pourquoi oublier systématiquement que, parmi les victimes des répressions de Bourguiba-Ben Ali, parmi les bénéficiaires de l’amnistie, il n’y a pas que des islamistes, encore moins que de terroristes ?»…Dans une lettre publiée le 1er août sur les réseaux sociaux, Gilbert Naccache lance un «coup de gueule» et s’inscrit à contre-courant de sa famille politique. Depuis la démission de Houcine Dimassi, ministre de l’Economie et des Finances —démission entre autres liée au projet de loi sur l’indemnisation des amnistiés— la polémique bat son plein. Faut-il indemniser les anciens prisonniers politiques? Depuis des jours, partisans et adversaires s’affrontent. «Légitime» et «légale», affirment les uns. «Opportuniste» et «inopportune» répondent les autres. L’affaire a même fait vaciller la Troïka. A la suite du départ de Houcine Dimassi, le président de l’Assemblée Nationale Constituante (ANC), Mustapha Ben Jaafar s’est exprimé à ce propos, estimant que l’indemnisation ne devait intervenir qu’au dernier stade du processus de justice transitionnelle, lors de la phase de réconciliation. Les amnistiés ce faisant s’invitent dans les débats politico-médiatiques. Pourtant, le décret-loi d’amnistie a été promulgué le 19 février 2011.
Mohamed Ghannouchi était alors Premier ministre. La querelle d’abord circonscrite dans les réseaux sociaux, s’est déplacée dans les média avant d’atteindre la place publique. Le 31 juillet, des centaines de manifestants se sont donné rendez-vous devant le siège de l’Assemblée nationale constituante (ANC) afin de protester. Sur leurs pancartes, l’on pouvait lire «le peuple appauvri a besoin de cet argent» ou encore «honte à ceux qui monnayent leur combat politique!». La mobilisation a-t-elle porté ses fruits ? Réuni le jour même, le conseil des ministres a retiré le projet de loi «relatif à l’indemnisation des bénéficiaires de l’amnistie générale».
L’épineuse question du coût
Principaux arguments…Le timing du projet de loi et son coût. Selon les chiffres fournis par le ministère des Droits de l’Homme et de la Justice transitionnelle, 11.176 victimes ont présenté, à ce jour, leurs dossiers en vue de recevoir des indemnités de l’Etat tunisien. Selon le ministre démissionnaire, ces indemnisations ont un coût qui pourrait dépasser la barre du milliard de dinars. En contexte de crise, la somme fait grincer les dents. Pure spéculation, répond le gouvernement. «Ce qui est sûr, c’est que ce montant sera bien en deçà et ne sera, a priori, de l’ordre ni d’un milliard, ni d’un demi milliard, ni d’un quart de milliard de dinars», a répondu Samir Dilou. Bien que portée par le gouvernement, la question de la réparation est prévue…dans la loi de février 2011, plus précisément dans son article 2 en vertu duquel «tous ceux qui seront concernés par l’amnistie conformément à ce décret-loi auront droit à la réintégration de leur emploi et à la demande de réparation». Seulement, estime le militant des Droits de l’Homme, Abdelwahab El Hani, la réparation ne se résume pas à une indemnisation. Quand on parle de réparation, on parle aussi de réintégration sociale et économique. Le débat a été résumé à la compensation matérielle, ce qui a été une grande erreur. Seules les victimes individuelles ont été évoquées. Mais des régions aussi ont été victimes des pratiques de l’ancien régime. La compensation pour les victimes individuelles a omis les violations touchant des régions entières du pays qui ont été touchées dans leur droit au développement. Si on avait présenté le processus de justice transitionnelle dans un sens plus large, global et inclusif, on aurait eu un meilleur degré d’acceptation et d’appropriations sociales, donc un meilleur degré de compromis national sur ces questions». Après l’indépendance, le gouvernement de Bourguiba avait également fait face à la même situation : indemniser des familles de Tunisiens qui avaient donné leur vie pour l’indépendance dans un contexte économique difficile. Plusieurs alternatives avaient été retenues. Des bourses, des terrains ou des patentes avaient été accordées…Tout dépendait de la situation sociale. A cette question, la loi aussi est claire et générale. «Est amnistiée, toute personne ayant fait l’objet avant le 14 janvier 2011 d’une condamnation ou d’une poursuite judiciaire auprès des tribunaux quel que soient leur degré ou leur catégorie». Attentat contre la sûreté intérieure de l’Etat, diffamation, réunions publiques ou encore activité syndicale…Les condamnations visées par le texte de loi sont multiples. Malgré cela, certaines organisations considèrent le texte de loi comme insuffisant. «L’amnistie doit également atteindre certains procès de droit commun. Pour ne pas montrer aux ONG internationales qu’il réprimait, Ben Ali faisait également des procès de droit commun (chèques, drogue), ce qui était une manière de détourner l’information», estime Hisham Sharif, le Directeur Exécutif du Centre de Tunisie de Justice transitionnelle (CTJT). Mais les Tunisiens se posent une autre question… Peut-on indemniser une personne, à la fois victime et bourreau ?
Et la vérité dans tout cela ?
En clair, ceux qui ont été condamnés pour terrorisme devront-ils également bénéficier de la réparation ? La mémoire collective des Tunisiens est jalonnée de différentes tâches noires qu’ils parviennent difficilement à oublier. A la fin des années 80, le rapport de force entre le parti islamiste et le gouvernement se solde par des attentats à la bombe dans une zone hôtelière à Monastir, l’incendie à Bab Souika ou encore les attaques au vitriol ; toutes ayant conduit à un lourd bilan humain. Il y a quelques mois, l’actuel ministre des Transports, Abdelkerim Harouni, revenait dans une vidéo qui circulait sur le net sur l’attentat perpétré le 17 février 1991 par des adhérents au mouvement islamiste Ennahdha, dans une permanence du Rassemblement constitutionnel démocratique (Rcd) dans le quartier de Bab-Souika. «Ils ont attaqué le local dimanche à l’aube, vers 5 heures. Le local devait être vide à cette heure-là. Ils voulaient seulement détruire les documents contenus dans les bureaux, dont notamment des rapports sur les activistes politiques, car la cellule de l’ex-parti au pouvoir tenait aussi lieu de succursale du ministère de l’Intérieur», a nuancé le dirigeant nahdhaoui. Il n’empêche…Pour une partie des Tunisiens, l’attaque est difficilement pardonnable. En 2007, est démantelé au terme d’une fusillade meurtrière, le «groupe de Soliman», groupe qui s’apprêtait à commettre des attentats dans les zones hôtelières du pays. Libérés aussi dans le cadre de la loi du 19 février, ils pourraient théoriquement demander réparation. Une requête tout à fait normale pour Me Khelil Charfeddine, avocat membre de la coalition nationale pour la justice transitionnelle : «Quiconque a profité de l’amnistie a droit à réparation. C’est communément admis dans le monde. S’il y a un doute dans son dossier, il faut le rouvrir. Et de toutes les façons qu’on le veuille ou pas, tous les dossiers seront rouverts dans le cadre de la justice transitionnelle». Avant de nuancer : «Il faut ouvrir tous les dossiers, établir une liste des différentes atteintes commises par l’Etat et une liste des victimes, en fonction de critères objectifs et précis. Malheureusement, aujourd’hui, nous avons raté un bon départ pour mettre en place une bonne justice transitionnelle. Nous n’avons ni les critères, ni les mécanismes». La vérité… Dans la majorité des processus de justice transitionnelle, l’indemnisation intervient comme un aboutissement. «Du moins c’est la théorie, tempère Abdelwahab El Hani. Il y a des urgences auxquelles il faut trouver un cadre juridique pour les urgences. Mais il ne faut pas aller dans la logique : nous avons une loi d’amnistie, donc il faut l’activer à plein régime. C’est le discours de Samir Dilou. Et c’est un discours erroné. A quoi servirait alors le processus de justice transitionnelle ? Sinon c’est l’Etat qui gérera les dossiers et les indemnisations car c’est la loi qui l’a prévu et on aura échoué. Le processus de justice transitionnelle est le seul à même de nous amener à la réconciliation nationale.
S’acharner et s’enfermer dans cette logique d’activation de la loi d’amnistie ne peut que morceler la mémoire nationale».
A.T