C’est par petites bribes que commencent à nous parvenir les informations sur la loi de Finances 2019. Quelques annonces du Chef du gouvernement sur le contenu de cette loi, des déclarations du ministre des Finances et des conseillers du Chef du gouvernement, puis quelques documents épars qui manquent d’une analyse de la vision du gouvernement de la situation économique du pays et des objectifs que nous cherchons à atteindre par cette loi. Ensuite, les mesures qui seront mises en place dans le cadre de ce projet. Enfin, quelques indications sur les grands équilibres financiers des finances publiques au cours de l’année 2019. Disons-le d’emblée, du point méthodologique, cette présentation ne facilite pas la lecture et l’analyse de la loi, non seulement de la part des experts mais surtout de la part des acteurs économiques qui doivent y trouver la cohérence de l’action gouvernementale dans le domaine économique. Car ne l’oublions, la loi de Finances et la politique budgétaire constituent le cœur de l’action du gouvernement en matière de politique économique, particulièrement dans les périodes de grandes instabilités et d’incertitudes. En même temps, nous ne le dirons jamais assez, la politique économique et l’action publique dans le domaine économique ne sont pas des questions techniques, mais des choix éminemment politiques dans la mesure où ils véhiculent de grandes orientations sociales, et exigent, par conséquent, un débat large et citoyen. C’est donc la responsabilité des gouvernements de favoriser ce débat citoyen particulièrement dans les grandes périodes de transition démocratique en préparant de manière didactique les documents portant sur les grands choix de politique économique, notamment les projets de loi de Finances, et en mettant en place une communication claire et transparente afin d’assurer une prise en charge des grands choix non seulement par les acteurs économiques mais aussi par l’ensemble des citoyens.
Dans cette courte note sur la loi de Finances 2019, nous nous efforcerons de formuler une série de remarques préliminaires sur quatre questions essentielles. La première concerne les grandes priorités de cette loi. La seconde s’attache à examiner ses grands équilibres financiers. La troisième cherchera à inscrire cette loi, ainsi que l’équilibre budgétaire qu’elle prône, dans les grands équilibres macroéconomiques. Enfin, nous évoquerons la politique budgétaire dans les choix économiques et sociaux du pays. Une question guidera cette lecture du projet de loi de Finances : les équilibres budgétaires qu’elle s’est fixées sont-ils l’arbre qui cache la forêt d’une crise profonde ou constituent-ils la porte de sortie de crise ?
Pour ce qui est des grandes priorités de la loi de Finances, il faut souligner que ce projet en fixe six, chacune contenant deux à 11 mesures : la relance de l’investissement et de la croissance, le développement régional, la relance de l’emploi et l’appui à l’initiative privée, le volet social, la transformation numérique et la diminution de l’utilisation du cash et l’élargissement de l’assiette fiscale et la lutte contre l’évasion fiscale. Encore une remarque de méthode : avouons-le, il est difficile de retrouver la cohérence du projet dans cette forêt de propositions. Reprenons du coup les priorités une à une. Pour ce qui est de la relance de l’investissement, la mesure phare est la réduction de l’imposition sur les sociétés dans les secteurs ayant une valeur ajoutée forte qui passera de 25 à 13,5% à compter de 2021. Une mesure importante, même si on est étonné de la présence de certaines entreprises dans ce domaine, notamment les centres d’appels. Cette mesure est importante même si la fiscalité n’est pas suffisante pour sortir l’investissement de sa léthargie et les investisseurs de leur attentisme.
Pour ce qui de l’axe du développement régional, la mesure la plus importante concerne la création de la Banque des régions, défendue par feu Slim Chaker et la loi de Finances a prévu une enveloppe de 400 millions de dinars pour la mise en place de cette promesse électorale. Certes, l’accès au financement pour les régions de l’intérieur est essentiel, mais la création d’une banque nouvelle pose quelques questions, notamment dans un contexte où nous devons concentrer nos efforts sur la consolidation d’un secteur bancaire où les banques ne disposent pas de la surface financière nécessaire au financement des grands projets. A ce niveau, n’aurait-il pas été plus utile de consolider un certain nombre d’institutions financières dont la BFPME, la BTS et les autres organismes de garantie et de financement pour en faire le noyau de la nouvelle banque des régions ? Un tel choix nous aurait permis d’économiser aux contribuables la dotation des 400 millions de dinars, prévue dans la loi de Finances pour la création de la Banque des régions et nous aurait permis de consolider ces différentes institutions et mécanismes de financement et donner une plus grande cohérence à leur action.
Pour ce qui concerne l’axe de la relance de l’emploi, la loi de Finances prévoit la poursuite des mesures de soutien aux mécanismes classiques en vigueur. N’aurait-il pas été plus utile de comprendre les raisons derrière les difficultés de ces mécanismes mis en place depuis quelques années à relancer l’emploi ?
Pour ce qui du volet social, la loi de Finances prévoit une série de mesures pour les secteurs de la santé et de l’éducation. Mais, on est loin d’une vision d’ensemble de la sortie de la crise sociale et du délitement du contrat social.
En ce qui concerne la transition numérique, la loi de Finances a suggéré une série de mesures pour renforcer l’administration électronique. Il faut remarquer qu’une série de mesures sont déjà mises en place notamment les inscriptions électroniques depuis cette rentrée universitaire. Mais, une question demeure au cœur du débat sur la transition numérique qui concerne les retards et l’essoufflement du programme Smart Tunisia dont l’objectif était de favoriser cette transformation. On aurait aimé voir la loi de Finances suggérer de véritables mesures ambitieuses pour sortir cette transition de sa léthargie.
Enfin, la dernière priorité de cette loi concerne l’élargissement de l’assiette fiscale et la lutte contre l’évasion fiscale. La loi a formulé une série de propositions peu ambitieuses par rapport à l’ampleur de ce phénomène. On aurait aimé voir des mesures plus vigoureuses, afin de renforcer l’application d’une grand nombre de mesures mises en place depuis 2011 et qui n’ont toujours pas vu le jour, notamment en matière de réduction du paiement du cash, la lutte contre le régime forfaitaire et le changement des billets de banque.
Un silence étonnant en matière de priorités concerne la transition énergétique. Ce silence est d’autant plus surprenant que de grandes initiatives ont été entamées ces derniers mois pour inscrire notre pays dans une dynamique globale de développement soutenable.
En définitive, les mesures prises, en dépit de l’intérêt de certaines parties, restent conventionnelles et peu ambitieuses par rapport aux défis et aux difficultés économiques de la transition.
Le second aspect que nous voulons aborder dans cette chronique concerne les équilibres financiers de la nouvelle loi de Finances. Ce projet a fixé les hypothèses suivantes pour le fonctionnement de nos comptes publics pour l’année à venir : un taux de croissance de 3,1%, une moyenne du prix de baril de 72$ et un taux de change du dinar avec le dollar, resté confidentiel pour l’instant, mais les indiscrétions le situent autour de 2,8. Nous n’insisterons jamais assez, il faut le rappeler qu’une bonne loi de Finances exige des hypothèses réalistes. Le réalisme des hypothèses des grands équilibres nous évite des corrections en cours d’exercice et le recours à une loi de Finances complémentaire devenu dans notre pays depuis la Révolution, une pratique ordinaire, alors qu’elle est un exercice extrêmement exceptionnel dans les autres pays. Or, si l’hypothèse sur la croissance nous paraît réaliste, les autres hypothèses ne le sont pas. Comment peut-on aujourd’hui fixer un prix du baril à 72$ pour l’année 2019 sachant qu’aujourd’hui il flirte avec les 80$ et que les tensions au Moyen Orient ne font que se renforcer entre l’Arabie Saoudite et la Turquie, particulièrement après la disparition du journaliste Jamal Khashoggi ? Comment peut-on aujourd’hui fixer un taux de change avec le dollar pour l’année 2019, sachant qu’il n’est pas éloigné aujourd’hui de cette valeur et que la politique suivie par la Banque centrale, suite aux recommandations du FMI s’inscrit dans une plus grande flexibilité de notre monnaie nationale.
Allons un peu plus loin, et essayons d’examiner les grands équilibres financiers proposés par cette loi de Finances. Il faut tout d’abord saluer la volonté de réduire le déficit pour le maintenir à 3,9% et maintenir un endettement public à 70,9% du PIB. La question qui se pose est : est-ce possible dans le cadre comptable fixé par le projet de loi de Finances ? A ce niveau, il est à souligner l’augmentation rapide du budget de l’Etat pour l’année 2019. Certes, je n’ai jamais été favorable aux politiques budgétaires restrictives dans la mesure où l’austérité ne règle pas les problèmes des pays. Mais, de là à fixer un budget à 40,6 milliards de dinars, soit une progression de 8% pour une économie qui peine à atteindre les 3% de croissance annuelle est une véritable gageure. Cette question est d’importance et il aurait fallu, sans rentrer dans une logique d’austérité, réduire la croissance de ce budget afin d’assurer une plus grande maîtrise de ces grands équilibres financiers.
Regardons plus loin les moyens que le gouvernement s’est fixés pour atteindre cet équilibre. Au niveau des recettes propres, la loi s’est fixée un total de 30,5 milliards de dinars, partagés entre 26,9 de recettes fiscales et 3,5 milliards de dinars de recettes non fiscales, soit une progression de 9,1% pour l’année 2019. Or, ces projections nous paraissent d’un grand optimisme et pourraient remettre en cause les équilibres en cours d’année. Certes, il faut souligner la large progression des recettes propres au cours de l’année en cours et les réalisations du budget montrent une croissance de 20,6% à la fin du mois de juillet. Ce chiffre est important et c’est probablement l’une des plus fortes augmentations des recettes propres post-révolution. La question qui se pose alors est de savoir s’il est soutenable. Pour répondre à cette question, il faut examiner s’il provient d’une plus grande efficacité de notre système fiscal et d’une plus grande couverture des impôts, ou d’impôts et de taxes supplémentaires. Or, si nous revenons sur l’exécution de la loi de Finances de l’année en cours, on constate que jusqu’au mois de juillet 2018, les impôts directs n’ont constitué qu’une partie de cette augmentation (2,7%) alors que les impôts indirects ont enregistré un bond de 23,5% du fait des nouvelles taxes imposées dans la loi de Finances 2017 notamment en matière de TVA, de taxes douanières ou de taxes sur la consommation. La vraie difficulté est que le nouveau projet de loi de Finances mise sur une croissance de 10,2% des recettes fiscales et une légère amélioration des recettes non fiscales.
Un dernier motif de préoccupation concerne le niveau du remboursement de la dette qui atteindra la somme pharaonique de 9,3 milliards nettement devant les dépenses d’investissement qui seront autour de 6 milliards de dinars. Le service de la dette aura augmenté de près de 1,5 milliard et constituera un grand motif de préoccupation tout au long du prochain exercice.
Ainsi, les grands équilibres financiers de la prochaine loi de Finances nous paraissent fragiles dans la mesure où ils sont, encore une fois, basés sur des hypothèses fortement optimistes et des projections de recettes qui seront difficiles à tenir particulièrement dans un contexte électoral et d’une grave crise politique. Ces équilibres sont d’autant plus inquiétants que nos contraintes financières externes sont pressantes et fortes.
Le troisième aspect que nous vous souhaitons soulever concerne l’inscription de cette loi dans le cadre macroéconomique global. A ce niveau, on a régulièrement reproché à la politique budgétaire de n’avoir pas effectué sa part de l’effort dans la réduction des grands déficits, dans la mesure où son déficit nourrit son jumeau, le déficit de la balance courante. Or, avec cette loi de Finances, la politique budgétaire a entamé une partie du chemin particulièrement en visant un déficit de 3,9% pour l’exercice 2019. Or, ce cadre de la politique budgétaire doit s’inscrire en cohérence avec les autres outils de la politique économique, particulièrement la politique monétaire devenue restrictive pour peser sur l’inflation et la politique du change devenue flexible pour encourager les exportations et réduire les déficits externes qui sont à des niveaux jamais atteints par le passé. Ce policy-mix a-t-il fait l’objet de débats au sein du gouvernement, et entre le gouvernement et la Banque centrale ? Les documents épars de la loi de Finances n’en disent pas mot. Ce policy-mix est-il le bon choix pour faire face à nos déséquilibres macroéconomiques ? Je ne le crois pas. La politique de change et la maîtrise du dinar paraissent aujourd’hui le point central pour faire face à nos grands déséquilibres macroéconomiques.
Enfin, le dernier point concerne l’inscription de ce projet de loi dans nos grands choix stratégiques, et particulièrement le délitement du contrat social de l’Etat-indépendant et la contribution de ce projet dans sa reconstruction. Quelle est la contribution de ce projet dans le renforcement du droit à l’éducation ? Quelle est aussi sa contribution dans la reconstruction du droit à la santé en dehors des deux milliards de dinars alloués pour épurer les dettes liées à la fourniture des médicaments ? Quelle est la contribution de ce projet dans le retour de la solidarité entre les générations et les crises des différentes caisses sociales restées ouvertes ? Autant de questions qui restent sans réponses et qui confirment l’impression d’une loi de Finances technique qui ne porte pas de grandes ambitions stratégiques ou politiques.
En définitive, ce projet de loi s’inscrit dans la vision de la politique économique que ce gouvernement s’est fixée depuis son avènement en août 2016. Il s’agit d’une vision étriquée sans ambition et qui limite les choix de politique économique dans une gestion résignée des grands équilibres macroéconomiques et restreinte à celle des finances publiques. Cette vision a montré ses limites et ne s’est pas traduite par une amélioration sensible de la situation économique. Il est nécessaire de transcrire nos choix de politique économique dans une dynamique plus large et ambitieuse qui inscrit l’action publique dans le domaine économique avec l’accélération de la transition économique et la reconstruction d’un nouveau contrat social.
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