Steven Jezo-Vannier a déjà publié plusieurs ouvrages sur les expériences alternatives des sixties, la culture rock et la presse parallèle.
Avec Contre-culture(s), il ouvre l'angle d'observation et propose une histoire à rebours des contestations débutant par la présentation des mouvements contemporains d'opposition à l'ordre dominant (Hakers, Anonymous, Indignés, Raveurs…) puis remontant le temps pour en retrouver les fondements.
A l'instar des Diggers, un collectif artistique dont le slogan est Tout est gratuit, fais ton propre truc !, et dont le nom est emprunté à une communauté du XVIIe siècle, le propos est d'éclairer la tradition des dissidences, de rapprocher les formes et d'appliquer le principe clef de l'action au présent.
Cette généalogie inversée de l'esprit d'utopie, des séditions, des pirateries, des radicalités qui osent se frotter aux conformismes de la tradition et du bon sens aussi bien qu'aux autorités les plus inclémentes, apparente des hommes et des femmes tous impatients de justice et d'émancipation : Punks et Hippies, Dadaïstes et Provos, Communards et Transcendantalistes, Bégards, Rustauds, Cyniques et Orphiques…
Et comme ces hautes lignées qui aiment à afficher un pédigrée pompeux, quelques ancêtres héroïques, parfois une extraction divine, elle accorde à cette famille composite d'idéalistes éloquents et de sans voix de l'histoire, une ascendance mythologique du côté de Dionysos, Pan et Prométhée.
On perçoit aisément ce qui relie ces trois figures tutélaires aux modernes contestataires dans une manifestation comme, entre autres exemples, le Burning Man Festival qui se tient chaque année dans le désert de Black Rock au Nevada et s'achève par la crémation festive d'un mannequin géant : regroupement initiatique, mystères improvisés, euphorie collective et création débridée, en plus du malin plaisir à contourner les règles sévères du quotidien.
Quant au détournement prométhéen de la technique, il est illustré par les Anonymous arborant le masque de Guy Fawkes, conspirateur anglais du XVIe siècle, proclamant Nous sommes légion, redoutez-nous ! Et invitant chacun à mettre au jour les secrets du pouvoir et du savoir, afin que les hommes deviennent souverains d'eux mêmes.
Pour rester bien sur terre, il est deux manières d'ouvrir l'ouvrage bien documenté de S.Jezo-Vannier.
La première est d'approcher, au gré des curiosités, chacun des chapitres comme un tableau dans une galerie de portraits.
Déjà, la précision des détails aide à se repérer dans le paysage changeant et par nature diffus de la contre culture informatique.
Les enjeux du contrôle du monde numérique ressortent de l'antagonisme entre white hats et black hats, bricoleurs agissant dans la perspective de socialiser la micro-informatique et hakers mercenaires aux objectifs troubles ou malfaisants.
Le cas de R.Tappan Morris met en lumière la prolifération et le glissement quelques fois incontrôlé des intentions. Il est l'auteur du premier ver informatique. Lancé depuis le MIT, son invention avait pour but de dénombrer les machines connectées à Internet. Elle s'est démultiplié causant de nombreux dégâts et lui procurant un peu de notoriété et plusieurs condamnations en justice.
Rarement théorisé, l'ensemble des valeurs et des engagements qui parcourent l'espace virtuel, s'y fédèrent ou s'y heurtent, se décante à l'exposé de la déclaration d'indépendance du cyberespace de John Perry Barlow (Gouvernements du monde industrialisé, géants fatigués de chair et d'acier, je viens du cyberespace, le nouveau domicile de l'esprit… Vous n'êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n'avez aucune souveraineté sur le territoire où nous nous assemblons) et des manifestes d’Hakim Bey (pseudonyme de Peter Lamborn Wilson) promoteur d'un terrorisme poétique et d'un Web où surgissent pour aussitôt se volatiliser des zones d'autonomie temporaire.
La seconde approche de Contre-culture(s) consiste à accepter la parenthèse du titre et donc le fil conducteur d'un apparentement entre des mouvements éloignés dans le temps dont chacun porte un regard oblique et indocile sur son présent.
En d'autres mots, comment se détacher des historicités ? Et peut-on parler de contre-culture avant que l'expression n'apparaisse ? C'est-à-dire avant que T. Roszak ne pose le terme à la fin des années 60, pour coaliser dans un même élan de contestation Beat Generation, révolution psychédélique, pacifistes et nouvelle gauche, activistes noirs, écolos et premiers bidouilleurs du net. Soit, aux États-Unis plusieurs centaines de milliers de personnes qui tentent l'aventure communautaire, sacrifient à l'idéologie rustique, marient spiritualités orientales et exploration des entrailles des calculateurs des universités…
On s'affranchira, le temps de la lecture, de l'anachronisme en séparant l'esprit et la doctrine, le dogme auquel parfois l'émancipation conduit et le principe de sa mise en œuvre.
Ce qui rapproche les mouvements ici inventoriés ne sont pas la contestation et le défi de l'autorité.
C'est l'immédiateté : la construction dans les marges d'autres possibles, sans attendre de meilleurs lendemains ni compter sur d'autres ressources et forces que les siennes propres.
On pourra, dès lors convoquer les farfelus qui sans trop se soucier de la raison immédiate ont, d'âge en âge, inventé des expériences généreuses et des rêves concrets dont le point commun est l'accord instable de la liberté individuelle et de la vie en société.
Dans Utopia, l'un d'eux, T. More écrivait en 1516, l'année même où Rabelais imaginait l'Abbaye de Thélème : Partout où la propriété est un droit individuel, où toutes les choses se mesurent par l'argent, là on ne pourra jamais organiser la justice et la prospérité sociale, à moins que vous n'appeliez juste la société où ce qu'il y a de meilleur est le partage des plus méchants…
Contre-culture(s) trousse et retrousse l'archaïque tension entre le doute et la certitude, entre l'ordre et le dérèglement. Et puisque ce panorama emprunte à l'image de l'arbre dépeint depuis les jeunes pousses jusqu'aux racines profondes, on pourra en le refermant se souvenir du dialogue que l'inventif Chesterton dans Le nommé jeudi, fait se tenir entre Syme, poète-policier et Gregory, poète tout court.
Il fait nuit. Gregory désigne de sa canne le réverbère. L’ordre, c’est cette mince lampe de fer, laide et stérile. Puis un arbre voisin, voici l'indiscipline riche, vivante, féconde, dans sa splendeur verte et dorée. Pourtant, réplique Syme avec patience, en ce moment on ne peut voir l’arbre qu’à la lumière de la lampe.
Soit mais qui aurait idée de faire la sieste sous un réverbère plutôt que sous un arbre, là où viennent les plus beaux songes ?
Robert Santo-Martino (de Paris pour Réalités)
*Contre-culture(s). Des Anonymous à Prométhée
Steven Jezo-Vannier
Le Mot et le reste , Marseille, 439 p.