A l’époque, la présence de Dreyfus dans l’état-major était une double anomalie. Il était gênant pour ses collègues et supérieurs. Il représentait pour eux la menace évidente de l’introduction, récente, des nominations fondées sur le mérite, une décision nouvelle qui mettait en danger le remplacement du système oligarchique dans lequel étaient naturellement cooptés des candidats appartenant aux cercles du pouvoir : fils de familles bourgeoises nobles ou candidats formés dans les écoles catholiques et Saint-Cyr, l’académie militaire fondée par Napoléon. Bien plus significatif, Dreyfus avait un autre handicap : celui d’être juif, le premier jamais admis dans l’enceinte de l’Arche sainte, surnom dont les historiens de l’époque affublaient ironiquement l’état-major très antisémite.
Ainsi, lorsque des preuves suggérant l’apparition d’un traître au sein de l’état-major qui transmettrait des informations aux Allemands, la suspicion est rapidement tombé sur Dreyfus. S’appuyant sur une analyse de l’écriture plus que douteuse et sans tenir compte de l’absence de motif ou d’autres preuves, le ministre de la guerre, le général Mercier ordonne la mise aux arrêts du soldat Dreyfus.
Le procès en cour martiale de Dreyfus, qui s’est tenu à huis clos, a commencé le 19 décembre. Mercier avait été prévenu dès le début que l’affaire ne reposait sur rien. Le dossier secret, le faux témoignage et les documents falsifiés, considérés comme autant de crimes par le droit français : mais ils ont obtenu l’effet désiré . Après seulement une heure de délibération au cours de laquelle le fichier a été lu à haute voix, les juges déclarent Dreyfus coupable et condamné à la dégradation militaire et l’emprisonnement à perpétuité. Le 5 janvier 1895, devant une foule de milliers criant «Mort à Judas, mort aux Juifs», insignes de grade, épaulettes, boutons et lacets sont arraché à l’uniforme de Dreyfus, son épée est cassé et il sera de suite déporté à l’île du Diable…
S’appuyant sur la vaste somme de livres sur l’affaire et des nouveaux documents disponibles, Harris revisite cette histoire. Une fois Picquart ayant découvert des preuves reliant Esterhazy à l’attaché militaire allemand, il est déterminé à faire éclater la vérité. Il résolut de ne pas aller à la tombe avec son secret: l’homme sur l’île du Diable devait être libéré et le véritable traître puni. Mais quand il fait connaître ses vues, la fureur des hauts gradés de l’armée tourna à plein régime contre lui. La presse conservatrice le jeta en pâture sur la place publique pour être cloué au pilori, ce renégat, un ingrat qui laisserait une « pourriture juive » déshonorer les généraux, lui aussi sera emprisonné.
Au-delà de l’idéalisation de l’héroïsme romancé, il se trouve que Picquart, tout comme Dreyfus d’ailleurs, est présenté à la fois comme un cuistre et un héros, mais Harris lui donne suffisamment de charme pour susciter la sympathie du lecteur.
Pourtant, si le roman a un défaut, c’est précisément le choix de voir l’affaire à travers les yeux de Picquart. La perspective est logiquement trop étroite, ne prenant pas assez en compte l’arrière-plan historique. Par exemple, la farouche détermination des généraux de ne pas admettre une erreur, et le soutien du public de cette position, doivent être considérés dans le contexte de l’état de l’armée à l’époque comme une institution française respectée, voire vénérée. L’armée française avait été écrasée dans la guerre de 1870 contre la Prusse et perdu d’immenses régions, l’Alsace et la Lorraine. Dès lors, elle a été reconstituée comme l’instrument de la vengeance inévitable et contester l’honneur de ses chefs était impardonnable.
De même, l’insensibilité qui a permis aux généraux et officiers subalternes qui savaient la vérité de laisser un innocent en prison ne peut pas être dissociée de la vague impressionnante d’antisémitisme virulent qui avait déferlée sur la France depuis les années 1880. Mais après tout ce que l’on attendait de Robert Harris, c’était un roman haletant, qui prend aux tripes et, pourquoi pas, pousse à la réflexion… et de ce côté-là, c’est réussi.
Farouk Bahri
*An Officer and a Spy par Robert Harris, éd. Hutchinson, 496 p.