Par Nouri Zorgati
Le silence et l'indifférence qui entourent la situation et les perspectives économiques sont étonnants et inquiétants. Ils relèvent même d'une totale inconscience. Il est vrai qu'au lendemain de la Révolution la priorité des priorités consistait à jeter les bases de la démocratie. Il s'agit là, certes, d'une question primordiale et fondamentale. En dehors de la démocratie, il ne peut y avoir de développement économique et social. En effet, un régime dictatorial peut créer de la croissance, mais celle-ci bénéficie principalement à une minorité. Elle finit par appauvrir les différentes catégories de la population pour se terminer par la révolte et le soulèvement populaire. Le sort réservé à toutes les dictatures de la terre montre dans ce cas que l'histoire est un éternel recommencement. Certes la démocratie est un préalable au développement, mais rien n'empêche de mener de front les deux objectifs, la transition démocratique et la transition économique.
La transition démocratique s’éternise
La phase transitoire, qui était censée durer une année pour élaborer la nouvelle Constitution et préparer la mise en place des institutions républicaines stables, joue les prolongations. Elle n'est pas prête de s'achever. Une surenchère s'est installée dressant les citoyens les uns contre les autres : les prétendus bons croyants contre les soi-disant mauvais croyants ; les auto-déclarés défenseurs de la Révolution contre les désignés ennemis de la Révolution.
Les droits et les libertés ont fait l'objet d’agressions systématiques. Le droit à la démocratie a été visé par l'évocation d'un régime de khalifat, provoquant un tollé de protestations. La liberté de conscience et de croyance a fait l'objet d'une tentative de contention par la Chariaa dans la Constitution, sans succès. La liberté artistique a subi de multiples attaques, dont celle de l'exposition de tableaux à la Marsa, déjouée par la condamnation du notaire qui brandissait de prétendues preuves de la souillure du sacré. La liberté des médias était concernée par le siège, pendant plusieurs mois, de la maison de la télévision, qui n’a pas eu effet grâce à la résistance du personnel. La liberté de la presse est sortie indemne de la tentative de mainmise, grâce à une grève d'un mois des journalistes de Dar Essabah. La liberté d'expression était visée par une tentative avortée de censurer une interview sur une chaîne de télévision. L'atteinte à l'intégrité de l'Université a été vaillamment défendue par les universitaires et les étudiants contre les porteuses du niqab qui ont été finalement condamnées par la justice.
L'interdiction de manifester pacifiquement a été levée suite aux événements du 9 avril 2012. Le droit des femmes à l'égalité pourfendu par une tentative infructueuse d'introduction dans le projet de Constitution de la qualification péjorative de la femme comme complément de l'homme en lieu et place de l'égalité. Les manifestations de Siliana, réclamant le droit au développement, violemment réprimées, se sont soldées par le limogeage du gouverneur. L'attaque du siège du plus important syndicat des travailleurs s'est terminée par la confirmation du droit syndical et la condamnation de la violence. Enfin, le droit à l'activité politique a subi des attaques répétées des meetings causant des morts et des blessés, entraînant une désapprobation populaire unanime et le déclenchement de la grève générale pour s'achever par la démission du gouvernement.
La transition économique est en panne
À la troisième année de la Révolution, la croissance économique est en berne. Elle est loin de retrouver son rythme d'accroissement antérieur. Les prévisions de croissance pour l'année 2013, établies initialement à 4,5% sans cadre global de cohérence ni concertation avec les partenaires socioéconomiques, sont révisées à 4,0% en début d'année puis ramenées à 2,5% récemment sans savoir si la révision à la baisse va s'arrêter là. Tous les indicateurs sont au rouge. Le taux de chômage représente 17% de la population active malgré la reprise de l'émigration. Il atteint près de 21% dans le nord-ouest, 20% dans le centre-ouest et 24% dans le sud. La situation est insupportable avec la persistance des inégalités régionales. Le tourisme s'enfonce. Les intentions d'investir et les investissements directs étrangers sont en recul. Les liquidités bancaires s'assèchent. Le dinar est surévalué, pénalisant les exportations. Le déficit commercial s'aggrave. Les réserves de change sont en baisse continue. Les prix sont en hausse. Les déficits publics se creusent par des dépenses non prioritaires dans des voyages officiels incessants à l'étranger, des bons d'essence distribués sans compter, des indemnités généreusement accordées et des recrutements directs et indirects effectués dans la fonction publique sans aucune nécessité.
Pour la deuxième année consécutive, le Budget de l’État est préparé en catimini et présenté directement à l'Assemblée nationale sans aucune concertation avec les partenaires socioéconomiques. Il est établi sur la base d’un taux de croissance prévisionnel sorti on ne sait d'où, sans l'élaboration d'un Budget économique annuel, en rupture avec un acquis de longue date d’un instrument qui présente un rapport détaillé de l'activité de l'année antérieure et les prévisions complètes de l'année à venir, constituant un cadre de cohérence et de concertation indispensable à l'action des autorités et des différents agents économiques et sociaux. Enfin, le recours envisagé au Fonds monétaire international (FMI) avec des finances aux abois promet des lendemains encore plus difficiles pour la population compte tenu des mesures contraignantes qui seront imposées au pays au fur et à mesure de l'utilisation du prêt.
L'indispensable sursaut démocratique
La Tunisie, riche de ses hommes et de ses femmes, jeunes et moins jeunes, a effectué depuis l'indépendance des avancées notables dans les domaines économique, social, culturel, de l'éducation, de la santé et de l'administration, donnant au pays des fondamentaux solides, souvent malgré les turpitudes des responsables politiques. La liberté chèrement acquise en 1956, perdue puis retrouvée en 2011 au prix du sang des martyrs, a fait naître une aspiration infinie à la démocratie, droit universel et imprescriptible.
La démocratie exige avant tout le respect des droits et des libertés. Ces droits et libertés recouvrent la liberté de conscience, la liberté de la foi, la liberté d’expression, la liberté d’agir et d’entreprendre sans entraver les droits et les libertés d'autrui. Nul ne peut remettre en question l’identité culturelle profondément arabo-musulmane de la Tunisie, pays tolérant, ouvert et finalement multiculturel en raison du brassage des multiples civilisations qu’il a connues au cours des millénaires de son histoire. La Tunisie est fière de ses us et coutumes qui donnent au pays ses fêtes hautes en couleurs, même si la pratique de certaines d’entre elles devrait s’adapter aux contraintes des temps modernes.
La démocratie exige l’égalité entre les hommes et les femmes. Les femmes, qui représentent la moitié de la population du pays et la moitié de l’humanité, sont loin de recouvrer tous leurs droits. Il suffit de rappeler que rien qu’en matière d’héritage elles valent encore la moitié de l’homme. Rien ne justifie ce traitement d'infériorité.
La démocratie exige de permettre aux jeunes de retrouver la place qu’ils méritent dans la société en recouvrant les droits politiques qu’ils méritent, ayant été à l’origine de la Révolution. À cet effet, les candidats de chaque liste électorale doivent être alternés senior-junior pour assurer la présence de plus de jeunes à l’Assemblée nationale.
La démocratie exige la séparation et l’équilibre des pouvoirs. Il s’agit en premier lieu des pouvoirs politiques : le pouvoir de souveraineté représenté par le chef de l’État, le pouvoir exécutif revenant au gouvernement et le pouvoir législatif exercé par l’Assemblée nationale. Le régime présidentiel dans lequel le président de la République cumule le pouvoir de souveraineté et le pouvoir exécutif ne correspond pas à l’objectif démocratique de séparation des pouvoirs. Un régime dans lequel le chef de l’État n’a qu’une fonction honorifique ne correspond pas non plus à l'objectif démocratique d’équilibre des pouvoirs.
Le président de la République, élu au suffrage universel, assure la représentation de la souveraineté nationale. Il est le chef suprême des Forces armées et des Forces de sécurité intérieure. Il définit et conduit la politique étrangère du pays. Il veille au respect des droits et des libertés et au bon fonctionnement des institutions de l’État. En cas de dysfonctionnement, il prononce la dissolution de l’instance objet du dysfonctionnement et le recours aux élections dans les conditions précisées par la Constitution. Le chef de l’État nomme le chef du gouvernement qui doit bénéficier du vote de confiance de l’Assemblée nationale. Il reçoit communication de l’ordre du jour et des procès-verbaux des réunions du Conseil des ministres, de l’Assemblée nationale et de l’autorité supérieure de la magistrature. Le chef de l’État est à l’écoute de l’opinion publique. À cet effet, il peut conférer avec toute personne, notamment le chef du gouvernement, les membres du gouvernement, les membres des institutions et des corps constitués, de la société civile, ainsi que tout citoyen, pour s’enquérir de toute question intéressant le pays.
Il s’agit en second lieu des pouvoirs non politiques qui doivent relever d’instances indépendantes. Ils concernent l'instance supérieure de la Justice, de l'instance d'organisation des élections, de l'instance supérieure de régulation des médias, de la Banque centrale de Tunisie, de l'instance supérieure de la concurrence, de l'Institut national de la statistique.
La démocratie recouvre enfin, dans le domaine économique, le respect de l'économie de marché régulée avec une répartition efficiente des tâches entre le secteur public qui doit assurer une bonne gouvernance, une administration efficace et une justice équitable et le secteur privé qui doit assurer la production et l’emploi avec l’appui et les incitations de l’État aux différents secteurs de l’activité dans le cadre de la concertation avec les partenaires économiques et sociaux.
L’impératif redressement économique et social
Face à une situation économique, financière et sociale qui se dégrade de plus en plus, la priorité des priorités aujourd'hui consiste à agir pour rattraper le temps perdu. À cet effet, il est urgent d'engager sans délai la préparation du projet de Budget de l’État pour l'année 2014 ainsi que l'élaboration d'un Plan de redressement économique et social de deux ans (2014-2015). Ces documents doivent être soumis à un Conseil économique et social regroupant les représentants des partenaires économiques et sociaux, les forces vives du pays ainsi que les représentants des groupes parlementaires à l'Assemblée nationale. Le Conseil économique et social doit examiner les projets de Budget de l’État et du Plan de redressement et émettre un avis consultatif préalablement à leur approbation par l'Assemblée nationale. Le Plan de redressement économique et social doit permettre de faire face aux défis qui bloquent le pays.
Il s'agit en premier lieu du défi du chômage et de la précarité, fléaux qui minent la cohésion sociale. Il est illusoire de prétendre attendre la croissance pour résoudre le problème du chômage. Le lancement d’un programme de travaux d'utilité publique, portant sur la protection de l'environnement et la lutte contre l'insalubrité grandissante des villes et des campagnes, permettrait la création de 200.000 emplois transitoires pour un coût d'un milliard de dinars par an, coût supportable par le Budget de l’État, même s'il faut réviser les priorités. Les travaux ne doivent pas être exécutés en régie, mais à l'entreprise par voie d'adjudication publique. Les emplois transitoires seront réduits au fur et à mesure des créations des emplois induits par la croissance.
Il s'agit en second lieu du défi de la reprise de la croissance en panne, car plombée par un climat d'immobilisme et d'incertitude. La promotion, par des sociétés régionales d'investissement de petits et microprojets dans les différents gouvernorats du pays, permettrait la création de plus de 50.000 emplois par an. Les promoteurs de ces projets doivent être préparés par une formation professionnelle adaptée, prise en charge par le coût du projet. L'ensemble des entreprises à créer constituera le meilleur tissu économique et le meilleur appel à la réalisation de projets plus importants par des investisseurs nationaux et étrangers qui ne peuvent s'engager dans l'immédiat en raison du contexte intérieur et extérieur peu favorable.Il s'agit enfin du défi du développement, compromis par un grave déséquilibre régional. Il est urgent à cet effet de lancer parallèlement à la mise en œuvre de profondes réformes dans l'ensemble des secteurs mis à mal par des années de corruption, un programme ambitieux d'infrastructures régionales avec le financement des institutions internationales, les pays partenaires et particulièrement les membres du G8, conformément à leur engagement. Ce programme permettrait de créer 50.000 emplois la première année et 100.000 emplois directs et indirects la deuxième année.
Les créations totales d'emploi au terme des deux années du Plan de redressement économique et social atteindraient 450.000 emplois et ramèneraient le taux de chômage au-dessous de 10% et permettraient la reprise de la croissance. La réussite d'un tel plan reste toutefois tributaire du préalable démocratique qui seul permet de lever l'incertitude, l'illisibilité, l'instabilité et l'insécurité qui règnent sur la situation économique actuelle. Ce préalable démocratique exige la mise en place consensuelle d'une Constitution démocratique et des institutions stables de l’État. Ce sont là, d'ailleurs, les conditions nécessaires et suffisantes pour que les élus puissent gérer le pays dans la justice, la quiétude et la sérénité dans le cadre d'un État de droit.
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