À l’examiner de plus près, la loi antiterroriste est source de controverses aussi bien au sein de l’hémicycle du Bardo que lors des nombreuses manifestations et réunions organisées par la société civile. C’est fût le cas, d’ailleurs, lors de la conférence de presse été organisée le 21 août 2014 à l’initiative de la Coordination nationale indépendante de la justice transitionnelle (CNIJT) et qui a été consacrée essentiellement à la loi antiterroriste.
Le même jour que cette conférence de presse, la première vice-présidente de l’ANC, Meherzia Laabidi, a décidé de lever la séance plénière consacrée à l’examen du projet de loi antiterroriste et la prévention du blanchiment d’argent pour cause de quorum aléatoire. La séance sera de ce fait reprise le 1er septembre 2014. Souad Abderrahim, présidente de la commission des droits et libertés et des relations extérieures à l’ANC, a estimé qu’il est impossible d’examiner un projet aussi important en la présence d’uniquement de 120 députés. Il est à rappeler que les députés avaient auparavant rejeté l’article 13 du projet de loi antiterroriste relatif à l’énumération des actes terroristes et que l’Assemblée a adopté, jusqu’à présent, onze articles.
Ce projet de loi, dans le fond, oppose en effet deux visions : l’une sécuritaire souhaitant le retour de la restriction de la liberté et l’autre, humaniste, et exigeant le respect de la dignité et l’essence humaines.
La vision sécuritaire
Cette vision sécuritaire est portée, entre autres, par la CNIJT qui met l’accent sur la nécessité de protéger le corps militaire et policier en le dotant de cadre juridique, de moyens financiers pour sécuriser davantage le pays.
En ce sens, Noureddine Ennaifer, Secrétaire général de l’Association tunisienne des études stratégiques et de politiques de sécurité globale, déclare à Réalités que le terrorisme vise entre autres à restreindre les libertés individuelles et publiques. Il explique que l’approche sécuritaire de la CNIJT part de la question suivante “quelles sont les limites des sacrifices dans la lutte contre le terrorisme et comment épargner au pays la prolifération de certaines organisations terroristes telles que Daech?”
Pour M. Ennaifer, la Tunisie fait face à un grand danger qui nécessite d’autoriser l’appareil sécuritaire de recourir à des mesures “dérogatoires” au niveau des enquêtes telles que “l’écoute”, c’est-à-dire la transgression du secret des communications, ainsi que le contrôle des fichiers personnels, etc.
Par ailleurs, selon M. Ennaifer le groupe de réflexion CNIJT propose l’amendement du projet de loi antiterroriste. «Nous sommes concrètement pour la création d’une instance nationale de lutte contre le terrorisme qui englobe entre autres dans sa composition le ministère des Affaires religieuses, de la Culture, des Technologies de l’information et de la communication, des juges spécialistes en matière financière et des juges administratifs. Le but est de garantir au maximum l’équité envers les organisations et envers les partis». «Cette instance nous la voulons indépendante politiquement et financièrement», ajoute-t-il.
L’approche sécuritaire pour laquelle œuvre la CNIJT dans la lutte antiterroriste est fondée sur trois aspects.
La limitation des prérogatives des juges d’instruction et du procureur de la République.
Protéger l’armée et la police nationales dans leur lutte contre le terrorisme ; une façon également de prendre en considération les juges, les victimes, les indicateurs et les témoins.
La création d’une institution judiciaire collégiale, car depuis le dernier amendement du Code de procédure pénale de 1968, le juge d’instruction est toujours un individu.
Sous cet angle, la CNIJT œuvre pour que l’instruction se fasse dorénavant par trois juges, au lieu d’un seul actuellement. Ces derniers doivent être des spécialistes et doivent se consacrer aux requêtes terroristes et aux enquêtes. L’idée fondamentale est donc de fusionner le traitement des dossiers terroristes et de les décloisonner en évitant leur émiettement.
Par rapport à cette vision sécuritaire, la veuve du martyr Chokri Belaïd, Basma Khalfaoui, militante et avocate, dans une déclaration exclusive à Réalités disait «nous, les militants des Droits de l’Homme, avons refusé la loi antiterroriste de 2003, car elle était rigide et restrictive notamment en matière des libertés privées. Cette loi autorisait, à titre d’exemple, les écoutes téléphoniques sans autorisation préalable. Mais maintenant, avec tout ce qui se passe à l’échelle nationale notamment après l’assassinat des militants de grande envergure tels que Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi et les menaces perpétuelles contre des politiciens défendant une Tunisie démocratique et moderne ainsi que la fragilisation des institutions de l’État et en particulier le ministère de l’Intérieur et de la Défense, nous nous nous trouvons obligés d’opter pour le renforcement des lois répressives. Ceci dit, il faut renforcer les dispositifs d’enquête et de poursuites judiciaires afin d’empêcher la reproduction de crimes pareils». Cette posture est partagée en partie par la vision humaniste.
La vision humaniste
Cette vision condamne sans vergogne le terrorisme. Elle met l’accent également sur la possibilité durant cette lutte de tomber dans des abus et de commettre des erreurs irréversibles. Le dernier exemple en date est celui des deux jeunes filles, venant d’Allemagne passer des vacances chez leurs parents, qui ont été tuées par erreur samedi 23 août par la police tunisienne qui les a prises pour des membres d’un groupe armé, alors qu’elles circulaient en voiture à Kasserine (centre-ouest).
Dans son communiqué paru le 24 août, le ministère de l’Intérieur a rappelé «la nécessité de respecter les instructions de ses agents, et ce, en raison de la particularité de la situation actuelle». Le ministère de l’Intérieur exprime aussi, dans ce communiqué, «regretter la mort des deux jeunes filles et présenter toutes ses condoléances à leurs familles». Les deux victimes, Ons Dalhoumi et Ahlem Dalhoumi, sont âgées respectivement de 21 ans et 18 ans. La plus âgée détenait la double nationalité tunisienne et allemande.
Ce fait divers, ainsi que bien d’autres, prouve la limite de la lutte contre le terrorisme. Lotfi Ben Abderrazak, professeur universitaire en criminologie et ancien colonel-major de la Garde nationale tunisienne, explique ainsi que la conciliation entre les libertés individuelles et la sécurisation du citoyen est difficile à réaliser.
Le droit à la vie est, selon lui, le premier des Droits de l’Homme, mais il y a des garanties des libertés individuelles qui relèvent des droits communs. Notre pays, dit-il, est signataire des pactes internationaux relatifs à ces droits.
En ce moment, tout citoyen tunisien a besoin de se sentir en sécurité. Malgré les débordements dans cette campagne de lutte contre le terrorisme, qui n’est pas d’ailleurs un fait réservé à la Tunisie, certains droits sont sacrifiés pour le bien de la collectivité qui demeure dans tous les cas beaucoup plus importante que l’individu.
Il est à rappeler que le président de la commission chargée d’élaborer le projet de loi antiterroriste à l’ANC, Abdelahamid Abdallah, chargé de mission auprès du ministre de la Justice, des Droits de l’Homme et de la Justice transitionnelle, a mis l’accent sur la nécessité de respecter les Droits de l’Homme dans la lutte contre le terrorisme, notamment au niveau de la lutte juridique et judiciaire, critiquant les discours qui soutiennent que la lutte contre le terrorisme n’a rien à voir avec le respect des Droits de l’Homme.
De son côté, Kais Saied, professeur de droit constitutionnel, a indiqué que la loi antiterroriste s’est transformée, dernièrement, en une affaire partisane. Il a, de ce fait, noté que plusieurs contradictions apparaîtront dans la période à venir, ce qui entravera l’adoption de la loi antiterroriste, d’autant plus qu’elle coïncidera avec les préparatifs pour les élections législatives et présidentielles.
Mohamed Ali Elhaou