La marge et le milieu*

Le XIXe siècle est d’actualité. Au tournant de cette nouvelle année, la convergence inattendue de nouvelles études, de rééditions et d’expositions ramène l’attention vers la sombre modernité et les impatiences inassouvies de ce temps.

Tout d’abord, Lacenaire Pierre-François dont la République des Lettres réédite les étonnants Mémoires. Né en 1803 dans une famille bourgeoise de Lyon, jugé par la cour d’assises de la Seine pour trente chefs d’accusation parmi lesquels trois meurtres et une vingtaine de faux et escroqueries, il est guillotiné le 9 janvier 1836.

Dandy, petit poète, un peu philosophe, Lacenaire a le vol pour but et l’assassinat pour moyen. Il ne semble n’y avoir jamais eu d’homme à la conscience aussi tranquille qui se soit appliqué autant à la guerre contre l’édifice social. Il aspirait à être homme de lettres, mais écrire ne paye pas et il faut bien manger. Alors, il se fait maître chanteur, chef de bande, publie quand même quelques textes provocateurs et tue un homme comme on boit un verre.

A son procès, il exige la peine de mort pour ses forfaits, dirige parfois les débats. Désinvolte, il avoue ses actes, cynique, il désavoue l’ordre moral. Sa cellule de la Conciergerie devient le lieu des mondanités. Ce monstre insolite et romantique séduit et  scandalise. Jusqu’au bout, il raille les prêtres qui l’importunent et les légistes qui guettent son cadavre

Il reste de Lacenaire, ses Mémoires rédigées pendant les quelques semaines qui ont précédés son exécution. La langue est brillante, le propos drôle et sincère : Quand j’aurais encore cent ans de vie, je fais trop peu de cas de toi, bon public, pour essayer de me faire valoir à tes yeux ; juge donc si, venant à toi, pour ainsi dire ma tête à la main, je me donnerai la peine de déguiser la vérité.

Il en reste aussi un personnage qui a inspiré la littérature et la scène. Il est le Lamiel de Stendhal et, sous son nom propre, le mauvais garçon des Enfants du Paradis (1945) qui vient d’être restauré et auquel la Cinémathèque française consacre une exposition de plus de 300 documents rares, affiches, dessins, photographies, costumes, correspondances… 

Les Enfants du Paradis est à la fois, la création personnelle de Jacques Prévert, amoureux du vieux Paris et du théâtre, et un film collectif, Marcel Carné à la direction, Alexandre Trauner aux décors, Joseph Kosma à la musique, Mayo aux costumes et un cortège d’interprètes inoubliables dont Arletty qui, le soir de la première était absente car arrêtée pour une liaison avec un allemand (qu’elle défendra d’un imparable Mon cœur est français mais mon cul est international !).

La rétrospective de la  Cinémathèque ouvre les coulisses, elle ravive les tableaux et les dialogues (Paris est si petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour). Elle n’affadit pas le charme de l’histoire simple, pleine de gaieté et de mélancolie de deux êtres qui, dans le monde du spectacle d’alors, s’aiment, se perdent, se retrouvent, se perdent à nouveau. Le film comme au théâtre s’ouvre et se clot avec des rideaux.

Les Enfants du Paradis sont un hommage au boulevard du Crime du surnom au 19e siècle à la partie Est du boulevard du Temple où de nombreux crimes étaient représentés chaque soir dans les mélodrames de ses théâtres. Presque tous ont été détruits en 1862 par les travaux de remaniement urbain du baron Haussmann.

C’est à un autre mariage des beaux-arts et du beau crime qu’invite l’exposition Bohèmes, au Grand Palais.

La figure du bohémien est une chimère de choix pour les artistes à la poursuite d’une existence sans attaches ni règles, immodérée et sensuelle. Entre séduction et répulsion, les bohémiens, symboles de la liberté errante, peuplent les toiles de la Tour, Vouet,  Corot,  Turner, Picasso… et les textes de Hugo, Gautier, Sand, Nerval, Rimbaud…

Au Grand Palais, le parcours commence par les Tsiganes vus par les artistes.

La sélection est belle. Elle exprime chaque nuance de la fascination pour les gueux de bonaventure,  appelés encore Egyptiens, Gitans, Manouches dont  les origines sont obscures, le langage  incompréhensible, le chemin toujours inachevé est jalonné de larcins.

Il se poursuit avec l’avènement de l’artiste bohème exalté par Courbet et Baudelaire. La génération romantique et réaliste, chante le vagabond inspiré, le génie solitaire, misérable et incompris qui anticipe les convulsions de la société. A travers la littérature et la presse, le théâtre et l’opéra, la bohème pénètre l’imaginaire collectif et oppose au mode de vie des bourgeois, épiciers, nantis et autres philistins, l’intransigeance des jeunes talents, mangeurs de vache enragée et apprentis de l’excès.

Ces deux parties auraient pu suffire. Elles se concluent, malheureusement par le rappel de l’holocauste dont les Tsiganes furent victimes. Ce qui n’est nullement à nier ou minorer : plusieurs centaines de milliers de Roms furent exterminés dans les camps.

Mais est-ce le sujet ? Il n’est pas si fréquent qu’une exposition vérifie la fameuse loi de Godwin (initialement établie pour Usenet et Internet) selon laquelle plus une discussion dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Hitler s’approche de 1.

Jean-Didier Wagneur et Françoise Cestor, eux aussi, assemblent les pièces du puzzle bohème. Ils en sont aux premières pièces puisque leur anthologie déjà conséquente est appelée se prolonger de plusieurs volumes.

La bohème, ce sont là les rapins, les grisettes, les jeunes peintres et poètes vivant sous les toits, insouciants du lendemain, experts en canulars, maladroits en amour.

Autour de romans repris en texte intégral, J-D. Wagneur et F. Cestor ont réuni une foule de textes, d’anecdotes, de bons mots, de biographies… qui montrent la population de ce pays de Bohème bornée au Nord par l’espérance, le travail et la gaieté ; au sud, par la nécessité et le courage ; à l’ouest et à l’est, par la calomnie et l’Hôtel-Dieu…

L’ouvrage s’organise autour de L’Histoire de Murger par trois buveurs d’eau (1862) et surtout  des Derniers bohèmes (1857) de l’injustement oublié Firmin Maillard. Son récit est l’une des sources principales de toutes les histoires de la  bohème littéraire. Maillard, à travers un reportage d’une soirée à la célèbre Brasserie des Martyrs, plante le paysage héroïque autant que comique du monde du milieu.

C’est ce monde de l’ombre que Dominique Kalifa explore au fil de ses enquêtes. Professeur à la Sorbonne, historien du crime et de ses représentations au 19e siècle, il pratique une histoire des sensibilités.

Son récent ouvrage porte sur l’imaginaire des bas-fonds dans la culture occidentale. Ils hantent les esprits depuis la cour des Miracles, ainsi nommé parce que, les mendiants aveugles ou perclus qui disparaissaient là à la nuit tombée retrouvaient la vue et posaient les béquilles, jusqu’aux territoires contemporains de la misère.

Dominique Kalifa montre comment dans le journalisme et la littérature nait dans l’Europe convulsée du 19e siècle, une imagerie de l’enfer des pauvres et des immoraux : Halles de Paris, Underworld victorien, Five points de New York,  quartiers chauds des ports coloniaux.

Son approche comparée et documentée des univers du dessous, révèle les dispositifs de fabrication d’un décor, des figures et des intrigues des bas-fonds, cette part maudite des villes, inquiétante et attirante.

Il y a, bien entendu, une réalité des zones de misère et des quartiers louches. Ce qui s’y superpose, à partir de la Monarchie de Juillet pour la France, est une mythologie complexe.

Avec d’abord, un panthéon. A son sommet trônent le Prince d’Argot ou le roi des voleurs, puis viennent les antihéros, tous hideux d’âme et d’apparence, artistes dans le crime, filles de noces, chourineurs, tire laine… qui sont répertoriés dans plus de 50 catégories spécialisées.

Pour reconnaître ce monde sauvage, il faut des aventuriers. Les territoires impénétrés de l’Afrique et de l’Asie appellent les explorateurs, la zone quant à elle aura les journalistes. Ils se costument, apprennent la langue et les codes de la canaille et ensuite feuilletonnent le frisson dans les gazettes.

Et puis, il faut du spectacle. Il y avait au temps de l’alliance franco-russe un divertissement  dont le sens s’est depuis, complétement inversé. Il s’agit de la tournée des grands ducs qui consiste à silloner les établissements de nuit les plus chics. Elle était à l’origine une plongée, la caverne sociale c’est-à-dire dans les endroits malfamés et interlopes sous la protection d’un initié.

La modernité 19e n’en finit pas de débobiner ses paradoxes. Elle a inventé le sujet qui est à lui-même, son unique loi et l’exotisme à domicile.

Robert Santo-Martino (de Paris pour Réalités)

 

* – Pierre-François Lacenaire, Mémoires, Éd. de la République des Lettres, 147 p., 2012

– Les Enfants du Paradis, Cinémathèque française, jusqu’au 27 janvier

– Bohèmes, de Léonard de Vinci à Picasso, Grand Palais, prolongations

– Jean-Didier Wagneur et Françoise Cestor, Les Bohèmes 1840-1870, Anthologie annotée, Champ Vallon, 1000 p,

– Dominique Kalifa, Les bas-fonds, histoire d’un imaginaire, Le Seuil, 432 p, 2013

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