Le sursis à exécution des décrets du 11 octobre 2012 portant nouvelles compositions des délégations spéciales des communes de Sfax, kerkennah, Sakiet Eddair du gouvernorat de Sfax, vient à point nommé, relancer le débat sur les nominations partisanes au sein de l’administration publique tunisienne et donner l’alerte sur les enjeux électoraux des futures municipales. Prononcé par la Première présidente du Tribunal administratif à qui est attribuée la compétence d’ordonner le cas échéant la suspension des décisions administratives, le sursis est motivé par le risque « d’entraîner pour le requérant des conséquences difficilement réversibles et le fait qu’il repose sur des motifs sérieux » ([Art. 39 nouveau de la loi sur Loi organique n° 96-39 du 3 juin 1996, modifiant la loi n°72-40 du 1er juin 1972 relative au tribunal administratif].
Selon le juge, l’administration n’a pas réussi à convaincre des mobiles qui l’ont amenée à changer la composition de la délégation spéciale. Sa décision ne s’appuie sur aucune preuve tangible de la négligence présumée : le rapport du gouverneur de Sfax étant non daté, abstrait et dénué de toute précision et indications expresses sur la prétendue mauvaise gestion de l’ancienne équipe. C’est donc en termes à peine voilés que le juge sanctionne ici l’arbitraire politique ayant présidé à la nouvelle composition de la délégation spéciale. Aveuglée par sa victoire électorale à l’Assemblée nationale constituante et perdant de vue le principe même de la bonne administration locale en période transitoire, la coalition gouvernementale n’y verra – faussement – que juste retour à la légitimité majoritaire, devenu en quelques mois un ordre tentaculaire.
Les cas de Sfax, Kerkenna et Sakiet Eddaîer ne sont pas isolés. C’est à tour de bras que le gouvernement de la Troïka – revenant sur sa décision de proroger la durée des délégations spéciales, anciennement mises en place jusqu’à la date d’entrée des conseils communaux élus en exercice de leurs fonctions, – allait procéder dès le mois de juin 2012, à leur renouvellement quasi systématique et faire main basse sur l’administration territoriale.
Des municipalités soufflées par la Révolution
En balayant la dictature, la Révolution a mis à terre ses institutions représentatives, dont les conseils municipaux, organes délibérants de collectivités publiques locales maintenues par le jeu d’élections factices et de scrutin sur mesure, comme des rouages de « l’État-parti-RCD ». Il est noté que sur les 264 communes du territoire de la République, 201 conseils municipaux sont paralysés dont 141 « dissous de fait » par abandon ou vacance de poste et 60 irréguliers. Multiples dommages sont répertoriés avec 131 bâtiments endommagés, des constructions anarchiques en hausse atteignant 64%, des pertes fiscales de 44 MD., des projets d’investissements municipaux bloqués et des agents inquiets pour leurs salaires [Rapport de la Direction générale des collectivités publiques locales sur la dissolution des conseils municipaux, 22 mars 2011).
La situation semblait d’autant plus intenable que les citoyens- échaudés par les années de plomb- réclamaient le départ immédiat des conseillers. C’est dans ces circonstances que les conseils municipaux sont dissous et remplacés, non sans difficultés et contestations, par des délégations spéciales.
L’opération était périlleuse mais semblait prendre tant bien que mal au fil des 18 décrets du président de la République par intérim, Foued El Mbazaa, édictés par à coup et parfois révision entre les mois d’avril et de novembre 2011.
Les premières touchées sont les municipalités de Tunis, le Bardo, Carthage, Sidi Bou Said, La Goulette, La Marsa, Le Kram, L’Ariana, Kalaat-El-Andalous, Manouba, Borj El Amri, Jedeida, El Battan, Nabeul, Siliana, Kébili, Kasserine, Tataouine, Jendouba, Kairouan, Le Kef, Gabès, Tozeur et Sfax. Au total, 210 délégations spéciales réparties sur l’ensemble des 24 gouvernorats de la République couvriront, en lieu et place, des anciens conseils municipaux dissous, les territoires municipaux.
Ce sont ces dernières que le gouvernement de la Troïka, une fois bien installé dans les nouvelles prérogatives que lui a taillées la nouvelle organisation des pouvoirs publics allait, d’autorité, en changer la composition.
Les délégations spéciales dans la tourmente des nominations partisanes
Les premières recompositions ont lieu sous le gouvernement Hamadi Jebali à partir de juillet 2012 sur la base de l’article 21 de la redoutable loi constituante du 16 décembre 2011 portant organisation provisoire des pouvoirs publics selon lequel « (…) Il appartient au chef du gouvernement après consultation du Président de la république, du président de l’ANC et des députés de la région au sein de l’ANC, de dissoudre les conseils ou les délégations existantes, de nommer des délégations nouvelles, ou de proroger les délégations existantes chaque fois que de besoin ». C’était sans compter avec l’infini sens du droit du tribunal administratif pour qui « chaque fois que de besoin » n’est pas réductible au bon vouloir des gouvernants aussi « légitimes » soient-ils !
On dénombre entre juillet 2012 et septembre 2013 [au n°73 du jort], 22 décrets désignant des délégations nouvelles et 91 modifiant les anciennes soit un total de 103. Il n’y a là apparemment rien de bien remarquable si ce n’est encore la mainmise sur la vie locale et son formatage sur la partition de l’assemblée nationale constituante. La comparaison est édifiante
Durant la première période transitoire, le gouvernement a pris au moins le soin de définir le profil et les critères de sélection des membres composant les délégations spéciales. Une circulaire (819/20) du ministre de l’Intérieur – Farhat Rajhi- aux gouverneurs sur les dispositions à prendre en vue de l’installation des futures délégations spéciales – expose , en plus des critères de fixation du nombre des délégués spéciaux en fonction du nombre de la population locale, les orientations « qu’il est souhaité de suivre » au niveau du choix des personnes « parmi les indépendants dont les compétences, le rayonnement, l’intégrité, la crédibilité et l’enracinement ainsi que les capacités de gestion ou les spécialités et l’expérience sont en accord avec la nature du travail municipal et les domaines régis par les commissions permanentes prévues à l’article 13 de la loi organique des communes ».
Le texte ajoute de les choisir parmi le personnel de l’enseignement, du droit, des institutions éducatives et parmi les personnes actives au plan local et régional et ayant une expérience et des spécialités dans les autres domaines et ce, au sein des organisations culturelles, de jeunesse et de développement, des administrations régionales, des associations actives, en tenant compte de l’élément féminin et de la jeunesse. Une deuxième circulaire d’urgence suivra appelant à élargir la consultation aux différentes sensibilités politiques et syndicales et aux composantes de la société civile en vue de réaliser le consensus et l’entente. C’est dire, indépendamment des résultats atteints, la recherche de l’intérêt général et le souci de la neutralité de l’administration dans une période que ne devait marquer que le consensus.
C’est ce consensus que l’esprit hégémonique d’Ennahdha et de ses alliés au pouvoir, allait rompre en jouant de la majorité électorale et de la légitimité instrumentale des urnes. Le but était de s’annexer les collectivités territoriales en y dupliquant les quotas obtenus à l’échelle nationale.
Les communes, devenues une proie et un enjeu électoral, devaient revenir – comme avant- au pouvoir en place, compte tenu de son poids à l’assemblée nationale, des majorités et des minorités qui s’y sont dessinés. Cette partition ne réussira pas à tous les coups mais placera désormais les Délégations Spéciales dans la tourmente des nominations partisanes auxquelles beaucoup ont vaillamment livré bataille : Nabeul, Sfax, La Soukra, Beni Khaled et bien d’autres.
Aujourd’hui nous parviennent les voix tenaces des communes de Sfax, Kerkennah et Sakiet Eddaier que le Tribunal administratif est venu amplifier le 25 septembre 2013 en rappelant à ceux qui l’auraient oublié que légitimité n’est pas manœuvres dilatoires.
Par Sana Ben Achour