Les partenaires sociaux doivent se vanter du nouvel accord sur une majoration de 6% des salaires pour les employés du secteur privé pour les années2016 et 2017. Lequel accord fait preuve de l’attachement de l’UGTT, de l’UTICA et des autorités publiques à la paix sociale. Mais cette fois-ci le compromis n’a pas été favorablement accueilli par l’ensemble des représentations patronales au double plan national et sectoriel. Par ailleurs, les difficultés conjoncturelles laissent s’interroger sur l’efficacité économique d’une telle démarche et la capacité des parties prenantes à répondre aux questions brûlantes de l’heure.
L’opposition sur fond de mauvaise coordination
Les réactions de certaines organisations professionnelles contre l’accord des augmentations salariales sont fulminantes. La Fédération nationale du transport s’est montrée incapable d’appliquer les majorations convenues. Dans le marasme, la fédération appelle le chef du Gouvernement à ouvrir le dossier du sauvetage du secteur du transport. La fédération nationale du textile et celle du cuir et de la chaussure ont exprimé leur rejet de l’accord conclu entre l’UGTT et l’UTICA. Faisant la culbute, les deux grandes fédérations sectorielles de l’UTICA arguent que la contrebande, le commerce parallèle, l’afflux des importations leur font perdre des centaines de milliers d’emplois et menacent leur survie et du coup elles ne peuvent supporter un coût additionnel.
De son côté, le Bureau exécutif du Groupement professionnel de la confection et de l’habillement relevant de la Confédération des entreprises citoyennes de Tunisie (CONECT) a affirmé l’impossibilité d’appliquer l’accord de majoration salariale signé entre l’UTICA et l’UGTT. Deuxième centrale patronale du pays, la CONECT ayant lancé un cri d’alarme sur la situation des entreprises nationales, n’a pas manqué de pointer l’insuffisance, voire l’absence de concertation des professionnels et la non prise en considération des spécificités des différentes filières économiques lors de la fixation des augmentations des salaires.
Des arbitrages à vocation corporatiste
En dépit de leur légitimité, les nouvelles augmentations salariales confirment une fois de plus une vision restrictive de l’intérêt national au vu de la spécificité du contexte du pays. Par malheur, les négociations salariales entretenues depuis le lendemain de la Révolution n’ont guère servi les objectifs de la Révolution. Hormis, les méritantes augmentations du salaire minimum et régularisations des emplois précaires, le mode de fixation des salaires faisant que la majorité des contrats de travail résultent de conventions collectives d’une part et que la pression syndicale soit favorisée par la montée du taux de syndication d’autre part, a contraint les entreprises à majorer les salaires non pas sur la base d’arbitrages tenant compte du chômage des jeunes, de la productivité et de la richesse mais plutôt des intérêts corporatistes des uns et des autres.
Connaît-il de la logique économique ? Comment se fait-il que l’entreprise se doit de faire une contribution fiscale exceptionnelle de 7,5%, qu’elle supporte une nouvelle hausse de 5,6% du SMIG, qu’elle peine à survivre dans un contexte récessif béant et qu’on lui demande sous prétexte de la paix sociale «salvatrice» de payer plus de salaires tout en devant être compétitif face aux produits chinois et turcs qui inondent nos marchés ?
Connaît-il de la cohérence macroéconomique? Comment se fait-il qu’une majoration salariale relativement conséquente soit décidée alors que l’inflation sous-jacente (évolution profonde des coûts de production) demeure à des niveaux préoccupants et que le nombre de chômeurs s’établisse à 632 mille du total de la population active, portant le taux de chômage à 15,5% contre 15,4% en 2015 et 15% en 2014 ? aurait-on craint une reprise des tensions inflationnistes via le phénomène d’inflation de second tour ? Ainsi, ce modèle de négociation salariale qui continue à dominer la politique salariale ne pourrait que complexifier la problématique de l’emploi en cette phase de transition et contribuer à la persistance du chômage. Parce que, les entreprises qui ont négocié avec les syndicats le niveau de salaire de leurs propres employés conservent tout pouvoir et ont toute latitude pour fixer la quantité de l’emploi qu’elles vont offrir. La hausse des salaires au-dessus du niveau d’équilibre se traduirait, en fait, dans un environnement d’incertitude et de mollesse de croissance par une faible demande de travail dans l’économie, et partant seferait auxdépensdes chômeurs.
De l’éventualité du contre-courant
Nombre de professionnels et experts estiment que l’augmentation des salaires dans le secteur privé au moment où l’entreprise tunisienne fait face à de grandes difficultés et se bat contre tous les maux de l’environnement des affaires, en particulier les contraintes du climat politique, du climat social et de la situation sécuritaire, ne pourra avoir que de graves retombées sur la survie des entreprises et la pérennité des emplois.
Tout d’abord, l’opposition manifestée par certains secteurs à la résolution faite par l’UGTT et l’UTICA risque de rouvrir la porte à de nouveaux conflits nuisibles au climat social dans les entreprises et au détriment de la productivité, de l’investissement et de la production.
Ensuite, les nouvelles augmentations salariales doivent greffer des charges additionnelles au calcul de rentabilité des entreprises qui acceptent de se soumettre à l’accord de majoration salariale, ce qui déboucherait soit sur une augmentation des prix de vente ou une baisse du taux de profit, à moins qu’une hausse des gains de productivité viendrait corriger le surcoût salarial ; un défi majeur à relever dans l’avenir. Enfin, l’augmentation uniforme des salaires dans le secteur privé pourrait mettre en péril plusieurs entreprises dont la situation financière est extrêmement critique notamment celles qui opèrent dans les secteurs tels que le textile, les cuirs et chaussures, le tourisme. Faut-il signaler que plusieurs centaines d’entreprise, ces dernières années ont, pour des problèmes de trésorerie, mis la clé sous la porte et causé par-là la perte de plusieurs milliers de postes d’emploi.
En tout état de cause, même si l’accord sur les augmentations salariales dans le secteur privé promet des avantages en termes de préservation du pouvoir d’achat des salariés et de paix sociale propice à la croissance, il n’est pas assurément sans risques. La leçon donnée par les faits est qu’une politique de grande coordination associant augmentation salariale et fondamentaux de l’économie, et de consultation lors des négociations sociales de toutes les parties prenantes sans exclusion devrait être de mise dans l’avenir; une politique qui devrait plutôt promettre des avantages nets au plan socioéconomique. Une voie devant également être indiquée dans le casdes négociations salariales dans le secteur public !
Alaya Becheikh