Par Hatem Bourial
De Mornag à Douar Hicher, les banlieues de la capitale sont sous tension.
Les uns manifestent contre l’envolée des prix et les autres s’enflamment après le suicide d’un marchand ambulant.
Le malaise est nettement perceptible au point où une délégation gouvernementale a été dépêchée à Douar Hicher alors que l’Union générale tunisienne du travail s’inquiète des répercussions sur les catégories paupérisées d’une levée des mécanismes de compensation.
Depuis plusieurs semaines, la crise n’en finit pas d’enfler. Alors que la classe politique a les yeux tournés vers les échéances électorales, les difficultés continuent pour les ménages qui sont confrontés à une importante hausse des prix ainsi qu’à des pénuries de produits de première nécessité. L’envolée du coût de la vie est telle que les discours généraux ne semblent plus suffire pour une opinion publique aux abois.
Cette conjoncture économique délicate se développe, alors que les négociations entre le gouvernement Bouden et les grands argentiers se poursuivent laborieusement. Bien sûr, des éclaircies sont à signaler même si la concrétisation tarde à venir. Dans ce contexte marqué par l’inquiétude, tout finit par passer au second plan. Ainsi, les efforts du gouvernement dans la lutte contre la corruption n’enthousiasment pas les foules. Certains considèrent même que l’ouverture récente du dossier des jeunes endoctrinés et envoyés dans les zones de conflit n’est qu’un écran de fumée destiné à détourner l’attention de l’opinion. C’est dire l’étendue de la désillusion et de la perte de confiance qui taraude les Tunisiens.
Entre-temps, alors que la grogne est aisément perceptible, deux points chauds ont surgi à Mornag et Douar Hicher et ont défrayé la chronique la semaine écoulée. La ville de Mornag (gouvernorat Ben Arous) est ainsi sous tension depuis qu’un jeune vendeur ambulant s’est suicidé, samedi 24 septembre 2022, par pendaison.
Un jeune vendeur ambulant se donne la mort à Mornag
Des incidents ont éclaté de nuit entre les forces de l’ordre et un groupe de jeunes manifestants qui ont bloqué l’artère principale de la ville et mis le feu à des pneus, exprimant au passage leur colère et brandissant des revendications sociales. Les forces de sécurité ont fait usage de gaz lacrymogène pour disperser ces manifestants. Relayée sur les réseaux sociaux, l’affaire a vite fait de prendre une ampleur nationale, les uns y voyant un nouvel incident symptomatique alors que d’autres évoquaient le précédent de Mohamed Bouazizi en 2010.
En effet, le jeune vendeur ambulant de fruits se serait suicidé suite à la saisie de sa balance par la police municipale, selon des sources concordantes. De son côté, le ministère de l’Intérieur a expliqué qu’une enquête a été lancée pour déterminer les circonstances de ce suicide.
D’après les premiers éléments de cette enquête, « la victime avait des problèmes familiaux aigus, contrairement à ce qui a été véhiculé sur les réseaux sociaux concernant les raisons de son suicide», souligne le ministère de l’Intérieur qui a fait savoir que «le jeune homme exploitait un étalage anarchique, en dehors du marché municipal de Mornag et qu’il a été sommé de régulariser sa situation avec les services municipaux qui se sont contentés de confisquer sa balance électronique, jeudi 22 septembre 2022».
Bien entendu, la famille du jeune marchand s’est inscrite en faux devant cette déclaration avant que le maire de Mornag ne soit arrêté puis libéré. L’enquête suit donc son cours mais les faits révèlent aussi bien la situation précaire qui règne à l’heure actuelle que la fébrilité des pouvoirs publics.
Manifestations contre la vie chère à Douar Hicher
Presque simultanément, dans la grande banlieue ouest de Tunis, plusieurs habitants de Douar Hicher (gouvernorat de La Manouba), ont exprimé leur colère, dans la soirée de dimanche 25 septembre 2022, manifestant contre la cherté de la vie et contre la dégradation du pouvoir d’achat et revendiquant développement, emploi et amélioration des conditions de vie.
Les protestataires se sont rassemblés devant l’hôpital, après avoir sillonné les principales artères du quartier. Ils ont ensuite mis le feu à des pneus, scandant des slogans, dont principalement, « Emploi, liberté et dignité nationale » et appelant les autorités à améliorer leurs conditions de vie.
Ce n’est pas la première fois que ce type de manifestations nocturnes se déroulent dans la région. Les faits ont vite interpellé le gouvernement qui a dépêché sur place, le ministre des Affaires sociales, Malek Ezzehi qui a exhorté, lors de cette visite à Douar Hicher, l’unité locale de promotion sociale à redoubler d’efforts pour développer les services rendus aux citoyens et répondre à leurs demandes dans les plus brefs délais.
Le ministre a rencontré, au cours de cette visite, des citoyens de la région et a participé à une table ronde en présence des représentants de la société civile pour examiner la situation sociale dans la région ainsi que les revendications de ses habitants, lit-on dans un communiqué publié lundi par le ministère. Cette réaction des autorités aura contribué à la fois à désamorcer la crise et accroître les attentes de la population. Les promesses seront-elles tenues ? Les mécanismes adéquats pour la relance tant attendue, seront-ils enfin identifiés et, question cruciale, que pourront les unités locales de promotion sociale devant la complexité de la crise ?
Deux fers au feu pour les syndicalistes
Pour sa part, la Centrale syndicale continue à suivre de près la situation tout en exprimant réserves et inquiétudes sur la possible levée des subventions des produits de base. Le Secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), Noureddine Taboubi, a indiqué, lundi 26 septembre 2022, que les décisions pour rééquilibrer les finances nationales « ne doivent pas se faire au détriment des classes pauvres et moyennes ».
Il a, également, ajouté que « depuis un certain temps, nous entendons parler de préparation à des décisions douloureuses. Nous n’avons pas besoin de décisions douloureuses. Celui qui nous ferait du mal doit s’éloigner du pouvoir ».
En ce qui concerne la levée des subventions, Taboubi a fait savoir que la question «est devenue systématique et non arbitraire». Et d’ajouter: «Ils poussent les Tunisiens à rechercher et acheter des produits à tout prix pour préparer psychologiquement le peuple à la levée de la subvention ». Le Secrétaire général de la Centrale syndicale a poursuivi : « Dans les circonstances que traverse la Tunisie, ils pensent à lever les subventions et à les orienter vers ceux qui les nécessitent, alors que 80% du peuple tunisien en a besoin ».
Cette déclaration est bien révélatrice des antagonismes actuels et des tensions opposées qui traversent le champ social. D’une part, le gouvernement redoute la contagion de ce type de protestation alors que les syndicalistes gardent deux fers au feu en attendant de voir les réformes envisagées pour relancer l’économie. Ces réformes vont-elles juguler ou exacerber la crise actuelle ? Seront-elles prises avant le scrutin législatif ? Autant de questions révélatrices des incertitudes qui pèsent sur les processus politique et socio-économique actuels.