Malmenée, affaiblie, tourmentée: Pauvre classe moyenne !

La classe moyenne est une combinaison de population hétéroclite, située en dessous de la classe aisée et au-dessus de la classe pauvre. Sa définition exacte reste délicate, car les critères sont variables : il y a le seuil de revenus, le niveau de vie, le sentiment d’appartenance à un statut social… En plus, cette notion varie selon les pays et les époques. Sauf que la classe moyenne n’est plus ce qu’elle était et que son avenir est assez sombre.

Découverte d’un monde qui peine à voir le bout du tunnel, d’une majorité silencieuse qui représente un important facteur de stabilité et de paix sociale.…  

Selon M. Hassen Zargouni, directeur de Sigma Group, la Tunisie compte 5% de classes « aisées », 25% de classes moyennes « relativement aisées », 35% de classes moyennes « plutôt pauvres » et 35% de classes populaires « assez démunies ». Ce qui signifie que 70% des Tunisiens rencontrent des difficultés pour joindre les deux bouts ou même pour vivre au quotidien !

Une espèce en voie de disparition

D’un point de vue historique, le développement de la classe moyenne s’est produit en Angleterre au début du 20e siècle et quelques années plus tard aux Etats-Unis, alors que le reste du monde n’a connu ce phénomène qu’après la décolonisation ou suite à l’introduction du capitalisme pour l’ancien bloc communiste.

Chez nous, il a fallu attendre la fin de la pitoyable expérience de la collectivisation forcée des années 60, pour voir émerger une ébauche de classe moyenne. Une catégorie qui se développe au début des années 70 sous l’ère Nouira, lorsque l’économie du pays a commencé à connaitre un essor significatif et à s’ouvrir sur le monde.

Elle connaitra de nombreux soubresauts qui vont alternativement la renforcer ou la fragiliser. Depuis cette lointaine époque, la classe aux moyens relativement limités tente de survivre tant bien que mal, avec des difficultés parfois insurmontables et des sacrifices quotidiens que certains jugent nécessaires pour leur avenir et celui de leurs enfants…

Un rêve que Mondher, jeune cadre dans une grande société, critique en ces termes : « le monde moderne est sans pitié, les gros poissons dévorent les petits et on finit par avoir une minorité de citoyens trop riches et une majorité trop pauvre. Les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent. Résultat : il est beaucoup plus difficile pour un Tunisien appartenant à la classe moyenne de réussir, alors que le fils de riches n’aura jamais de soucis… »

Il nous propose même une image pour expliquer cette situation : « le fils de riche commence sa vie avec plusieurs atouts, alors que l’enfant appartenant à la classe moyenne doit travailler toute sa vie pour arriver à obtenir un minimum de confort. Difficile de monter les étages quand on vient du sous sol, alors que d’autres sont déjà au 4e étage ! Pour moi la classe moyenne est une catégorie sociale en voie de disparition. Comment s’en sortir quand le moindre appartement coûte 200 mille dinars ? »

Plus vindicative, cette dame d’un certain âge nous affirme : « tout le monde se plaint mais personne n’agit ! En tant qu’institutrice, j’ai passé toute ma vie à enseigner et à former des générations d’enfants. Et qu’est-ce que j’en ai retiré ? Des crédits que je paye encore pour un appartement qui vieillit trop vite, des nuits de soucis qui ne vous laissent pas le temps de jouir de la vie et deux enfants qui sont au chômage malgré leurs diplômes… »  

En effet, la classe moyenne s’essouffle au fil des années, car tout augmente alors que les salaires stagnent. On l’entasse loin des quartiers chics, parquée dans des cités mal construites, peu équipées, sans espaces verts et où la qualité de vie est déplorable à cause de l’insécurité, des mauvaises odeurs des poubelles et des bruits du voisinage.

La fin du mois arrive trop tôt

Or la classe moyenne est très utile pour l’équilibre des structures du pays, comme nous le confirme un sociologue : « l’émergence de la classe moyenne tunisienne est le résultat de la généralisation de l’enseignement et du développement du secteur tertiaire de l’économie, permettant à toute une catégorie de la population d’éviter les travaux pénibles qui étaient l’apanage de la vie paysanne et ouvrière. Elle est très utile car elle renforce la cohésion sociale et atténue les aspects négatifs de la lutte des classes, avec une promesse de bien-être possible pour tous. Bref, c’est un gage de stabilité et de progrès. »

Or, cette classe moyenne alterne espoir et désespoir selon un économiste : « la classe moyenne est une illusion, un mirage aux contours mal définis. C’est une situation fragile, où l’on alterne la carotte et le bâton. En plus, cet ascenseur social est souvent en panne, d’où la volonté permanente des pouvoirs publics de lui maintenir la tête hors de l’eau, en lui proposant des augmentations ou des crédits qui s’étalent sur des décennies… »

Une situation confirmée par un père de famille qui vient d’achever de payer ses crédits, la veille de ses soixante ans : « assurer un avenir meilleur à soi-même et à ses enfants exige des sacrifices tout au long de sa vie. J’ai dû me priver de loisirs, de voyages et même de vacances pour parvenir à construire une maison et assurer la quotidien de ma famille. Et Dieu sait que les fins de mois arrivent bien vite ! »

Une attitude quasi générale dans la société tunisienne, qui vit au dessus de ses moyens, qui s’endette jusqu’au cou, se privant souvent de l’essentiel. La clé de cette réussite en Tunisie, c’est la richesse des ressources humaines et la croissance qui est plutôt fluctuante dans le monde d’aujourd’hui. Facteur de paix sociale et porteuse de projets futurs, la classe moyenne ne peut survivre qu’en cas de conjoncture favorable, sinon le doute s’installe et les lendemains déchantent…

Certains, pourtant évoquent la disparition progressive du modèle social tunisien, si rien n’est fait pour y remédier. La classe moyenne s’inquiète aujourd’hui pour l’avenir de ses enfants. Un père de famille retraité depuis peu, résume ces craintes : « moi j’ai fais ma vie comme j’ai pu, mais ma fille est en troisième cycle, elle n’a pas fini ses études à 28 ans et elle ne voit pas le bout du tunnel. Sans oublier que le temps passe et que, si elle n’a pas de travail, elle ne trouvera pas un mari de son rang et de son niveau… »

La crainte pour bon nombre de nos concitoyens qui ont réussi à se faire une place au soleil, c’est aussi un déclassement social et économique. Notre sociologue estime que « la structure sociale a pris la forme d’une pyramide où le sommet est représenté par une minorité de riches et où la base s’agrandit et s’appauvrit de jour en jour, d’où cette inquiétude de la classe moyenne de descendre la courbe, après avoir sacrifié une vie à essayer de la grimper… »

Résultat inattendu de cette situation, de nombreux parents encouragent leurs enfants à aller chercher ailleurs, en Europe, au Moyen-Orient ou aux USA un travail qu’ils n’ont pas trouvé chez eux, malgré leurs diplômes. Une jeune fille de 27 ans qui vient de terminer ses études en médecine et qui n’a pas trouvé de travail confie : « j’ai envoyé mon CV à plusieurs organismes en France et j’ai reçu des propositions de salaires plusieurs fois supérieures à ce que l’on propose aux médecins débutants chez nous, donc je pars même si j’aime ma Tunisie… »

Des exemples comme ceux-ci sont nombreux, surtout dans le domaine informatique et médical. Une fuite de cerveaux qui revient cher à la Tunisie, tout en bénéficiant aux pays d’accueil, qui reçoivent des compétences déjà adultes, formées et qui ne leur ont rien coûté. Une situation dont il faut prendre conscience et à laquelle il faut remédier rapidement en créant plus de postes pour tous ces diplômés.

Le spécialiste en économie affirme que « la mondialisation a certes bouleversé les réalités du travail et les crises financières ont encore accentué le phénomène. Tous les pays sont désormais concernés par l’appauvrissement de leurs classes moyennes et la précarité gagne la plupart des couches sociales. Mais la Tunisie a des atouts importants par rapport aux autres pays grâce notamment à son sens de la solidarité et à aux compétences de ses cadres. »

Sa stabilité ne se consolidera que lorsque l’on aura trouvé une solution pour embaucher massivement les diplômés grâce à la progression du taux de croissance et aux investissements à haute valeur ajoutée. C’est à ces conditions que l’ascenseur social recommencera à fonctionner et que le modèle social tunisien pourra rétablir l’équilibre fragile qui permet à tous de profiter de la vie sans avoir peur de l’avenir…

Yasser Maârouf

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