Mandela n’est plus. Sous l’unanimité, un héritage controversé

Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)

 

Unanimes sur ses qualités humaines, les hommages sont innombrables et se mesurent au kilomètre. Hommes et femmes politiques de tous bords, journalistes, experts rivalisent pour honorer le souvenir d’un homme qui a marqué son temps comme peu d’autres l’ont fait. Tous, ou presque, se montrent dithyrambiques au sujet des qualités humaines du premier Président post-apartheid de l’Afrique du Sud – et feignent d’oublier les avis moins chaleureux exprimés par les uns et les autres à son égard quand il n’était encore que le prisonnier de Robben Island.

Quelques rares voix, cependant, osent porter un regard critique sur  cet unanimisme de circonstances. Par exemple, le comique engagé britannique Mark Steel, également chroniqueur pour The Independent, écrit sur son blog :

Je me demande si c’était pareil il y a deux mille ans. Si à l’époque de la mort de Jésus, les choses se passaient comme aujourd’hui, on aurait eu droit à l’interview en direct de Ponce Pilate sur Sky News, quelques instants à peine après la descente de la croix : « Le monde pleure aujourd’hui un homme d’une grande intégrité. Ce fut pour moi un honneur de l’avoir connu, et même quand je l’ai condamné à la crucifixion, il a fait preuve d’un pardon sans pareil, véritable mesure de sa grandeur ».[ … ]

La plupart des hommages officiels à Nelson Mandela, y compris celui de David Cameron, ont souligné sa capacité à pardonner, et en effet son refus de la rancune fait partie de ce qui le rendait extraordinaire. Mais le fait qu’il était capable de pardonner les dirigeants de l’apartheid était significatif seulement parce qu’il avait, lui, même organisé l’opposition à ce système, avait pris les armes pour le combattre, et l’avait vaincu. […]

Peu de gens défendent aujourd’hui l’apartheid, mais quelqu’un a du y trouver son compte à l’époque, sinon on n’aurait pas eu autant de mal à le détruire. Margaret Thatcher – qui a été l’idole de beaucoup de ceux qui, aujourd’hui rendent de si vibrants hommages à Mandela – ne s’était-elle pas vantée, avec une telle ferveur qu’elle en paraissait ivre, qu’elle avait refusé d’imposer des sanctions contre le régime sud-africain puisque l’ANC était une « organisation terroriste typique » ? […] Les jeunesses du parti de Thatcher vendaient même des t-shirts arborant le slogan « Pendez Mandela ! », alors que d’innombrables commentateurs et politiciens tournaient en ridicule ceux qui manifestaient et organisaient les boycotts contre l’apartheid. […]

En 2003, j’ai eu l’occasion de visiter Soweto, en compagnie d’un ami de la famille qui m’hébergeait pendant mon séjour dans la nouvelle Afrique du Sud.

[ … ] Mon hôte était fasciné par l’Angleterre et le cricket et la First League, et débordait d’ histoires sur sa jeunesse, de plantains et de prédicateurs, et se demandait pourquoi, après la fin de l’apartheid, des centaines de milliers de personnes vivaient encore dans la misère dans les bidonvilles.

« Quelle journée mémorable, » me suis-je exclamé en rentrant chez mes amis à Johannesburg. « Formidable, m’ont-ils répondu, mais tu as eu de la chance. Le gars avec qui tu as fait la visite a été arrêté dans les années ‘80 et torturé par la police au commissariat de John Foster Square. Il a fait un tel bruit que les flics l’appelaient ‘le Criard’, et à chaque fois, ils ont apporté de nouveaux prisonniers et on l’a fait torturer à nouveau, de sorte que ses cris les effraient et les fassent parler. Il est encore un peu nerveux parfois, mais il était en bonne forme aujourd’hui. »

Alors oui, il est en effet remarquable que Nelson Mandela ait subi ce régime sans afficher la moindre rancune. Mais la vraie raison pour laquelle il a été remarquable, c’est qu’il s’est dressé contre ce régime, malgré toutes ses armes et sa brutalité et ses ressources, ses amis distingués et son air d’autorité imprenable, et en devenant le symbole d’un mouvement mondial, il l’a vaincu. Les enfants de Soweto qui n’avaient pas légalement le droit de sortir de leur quartier sans laissez-passer, les manifestants qui jetaient de la farine sur les joueurs de rugby briseurs de boycott, les étudiants qui retiraient leurs maigres bourses des banques telles que Barclays qui finançaient le régime, les retraités qui refusaient d’acheter des raisins importés d’Afrique du Sud, les prisonniers et les Criards et Nelson Mandela, se sont unis dans l’opposition à cette barbarie lourdement armée, et ils ont gagné.

Au cours de la campagne contre l’apartheid, Nelson Mandela était pour nous une figure lointaine, […] à peine plus vrai que Batman. [ … ] À présent, ce personnage, autrefois flou, est vénéré, et ceux qui ont été les défenseurs de l’apartheid se démènent dans son ombre, pour trouver un espace où déclarer que, en réalité, ils l’avaient toujours admiré.

La nature précise de son héritage sera débattue pendant des siècles. Sa capacité de pardon était certes impressionnante, et ce n’est peut être pas surprenant que ce soit surtout cela que soulignent certaines personnes qui lui rendent hommage, plutôt que son rôle dans le renversement des inégalités – puisque ce sont les mêmes qui, aujourd’hui, structurent et défendent l’inégalité.

Car, sans doute, sa réalisation la plus importante était de prouver que des salauds et leurs régimes de salauds peuvent être renversés, malgré des obstacles qui paraissent parfois insurmontables, par nous, tous unis.

Pour sa part, Stephen Smith (ancien chef de rubrique Afrique à Libération, aujourd’hui universitaire aux États-Unis) croque pour le London Review of Books un Mandela presque dépossédé de lui-même :

Jusqu’à son 70e anniversaire en 1988 […] l’homme de Robben Island a été considéré comme un terroriste par les gouvernements occidentaux. En prison, il avait été oublié dans les années 1970, puis éclipsé par Steve Biko et le Mouvement de la Conscience noire. Il a été ressuscité comme la figure de proue d’un mouvement de masse en grande partie grâce à la combativité de Winnie Mandela, et est devenu la figure de l’ANC – un  rôle qu’un Walter Sisulu ou un Govan Mbeki aurait également pu jouer. En fin de compte, Mandela incarnait et en même temps n’incarnait pas l’ANC. Il a mené son pays vers un règlement pacifique postapartheid – ce qui est un miracle politique – mais derrière son dos (et ce même avant qu’il n’ait quitté le bureau présidentiel), des piliers du parti et les « camarades dans les affaires » avaient commencé à s’imposer. [ … ] L’actuel chef de l’État, Jacob Zuma, que l’on pourrait pudiquement qualifier d’« homme du peuple » (la malédiction post-coloniale selon Chinua Achebe), préside une république de coquins et d’écornifleurs.

Journaliste d’investigation vétéran d’origine australienne et auteur d’un documentaire récent intitulé « L’apartheid n’est pas mort », John Pilger se souvient dans Counterpunch d’une interview avec Mandela au palais présidentiel à Pretoria dans les années ‘90 :

De par son élégance et son charme, l’on se sentait bien en sa présence. Il rit de son élévation à la sainteté : « Ce n’est pas le travail pour lequel j’ai postulé, » dit-il avec ironie.

Pourtant, il avait l’habitude d’être interviewé par des journalistes déférents et je me fis gronder plusieurs fois pendant notre entretien [ … ].

En balayant toute critique de l’ANC du revers de la main, il révéla quelque chose qui aide aujourd’hui à comprendre pourquoi des millions de Sud-Africains pleureront sa mort, mais pas son « héritage ».

Je lui demandai pourquoi les promesses que lui et l’ANC avaient faites à sa sortie de prison en 1990 n’avaient pas été tenues. Le gouvernement de la libération, Mandela l’avait juré, allait prendre le contrôle de l’économie de l’apartheid, y compris les banques [ … ]. Une fois au pouvoir, la politique officielle du parti pour mettre fin à l’appauvrissement de la plupart des Sud-Africains, le Programme de reconstruction et de développement, fut abandonné, et un de ses ministres se vanta même que l’ANC appliquait une politique économique « thatchérienne ».

– Vous pouvez lui coller l’étiquette que vous voulez, répondit-il. Mais, pour ce pays, la privatisation est la politique fondamentale.

– Mais c’est tout le contraire de ce que vous avez dit en 1994.

– Vous devez comprendre que chaque processus comporte un changement.  [ … ]

Mais Mandela restait courtois en toutes circonstances. Une fois l’interview terminée, il me tapa sur le bras comme pour dire que j’étais pardonné pour l’avoir contredit. Nous marchâmes ensemble vers sa Mercedes argentée, qui avala sa petite tête grise au milieu d’une nuée d’hommes blancs aux oreillettes et aux bras énormes. L’un d’eux donna un ordre en afrikaans, et il disparut.

P.C.

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