Mansur Zhakupov* : « Nous avons investi 80 millions d’euros en cinq ans”

 Au moment où notre pays connaît des remous sociaux suite aux augmentations des prix des carburants et qu’il s’engage résolument dans un programme d’investissement ambitieux dans les énergies renouvelables, nous avons cherché à connaître l’opinion d’un chef d’entreprise pétrolière, Total, impliquée aussi bien dans la distribution que dans la production énergétique, soucieuse de son image et de la qualité des produits et services proposés à sa clientèle.
Une entreprise qui investit de façon massive, assure la formation des cadres du Groupe, assume son rôle d’entreprise citoyenne, mais en même temps, s’inquiète de la progression des ventes des carburants de contrebande et de l’instabilité provoquée par les marges étriquées des différents intervenants dans la filière énergétique.
Dans cet entretien exclusif,  Mansur Zhakupov, Country Chair Tunisie du Groupe Total et Directeur Général de Total Tunisie, nous livre ses impressions sur la situation et nous parle de la stratégie et projets de son entreprise dans notre pays.  Interview.

Entretien conduit par Taïeb Zahar et Ridha Lahmar

 Pouvez-vous nous donner un aperçu des investissements réalisés par Total-Tunisie depuis cinq ans ?
Le Groupe Total est présent et actif en Tunisie depuis 71 ans et la société Total Tunisie ne représente qu’une partie des activités du Groupe qui a investi 80 millions d’euros au cours des cinq dernières années.
Avant les cinq dernières années, le Groupe Total a patiemment, durant 66 ans, établi une base industrielle et commerciale très solide. Il y a d’abord une plateforme logistique implantée dans la zone pétrolière de Radès avec des réservoirs et un centre de conditionnement du GPL.
Nous avons procédé il y a quelques années à l’acquisition de la société tunisienne SAGAZ implantée à Sfax et spécialisée dans le conditionnement du GPL et sa distribution qui appartenait à Ahmed Keskès.
Total Tunisie a procédé à la rénovation d’une grande partie de son réseau de stations-service afin de le mettre à niveau conformément aux normes internationales du Groupe Total.
Total est également propriétaire d’une usine à Sousse fournissant des équipements issus de la transformation d’élastomères pour des multinationales de l’aéronautique et de l’automobile, qui connaît une croissance sensible et emploie près de 1000 salariés.

Total Tunisie a engagé une grande opération de rénovation du parc de ses stations-service et de fidélisation de la clientèle. Où en est cette opération ?
Pour une société pétrolière intégrée, ce sont les stations-service qui constituent la partie la plus visible pour le client final et le grand public. Total est tenue de donner une image brillante du Groupe, qui doit être une source de différenciation par rapport à la concurrence.
C’est pourquoi de 2014 à 2017, nous avons beaucoup investi dans la rénovation d’une grande partie de notre réseau de stations-service selon quatre axes majeurs.
D’abord, la recherche de l’intégration architecturale des stations dans leur environnement urbain avec une préoccupation d’harmonie dans les formes, un choix de gammes de couleurs et un toit en polycarbonate.
Il y a ensuite un aspect marketing : offrir une image moderne, un aspect convivial et confortable pour le client avec le concept « Bonjour », avec une possibilité de prendre un café ou une boisson fraîche et même une restauration légère comme un snack salé ou sucré qui se rapproche des stations-service d’autoroute en Europe de l’Ouest.
Les stations Total offrent également une gamme de produits et de services comme Total Wash et d’entretien des véhicules, ainsi que des carburants et des lubrifiants de la génération la plus récente, à l’instar de carburants Excellium et des lubrifiants TOTAL QUARTZ.
Total met aussi à la disposition de ses clients les produits de sa boutique.
Nous veillons également sur l’expérience client en station qui englobe de la propreté des toilettes jusqu’au sourire du personnel. Total Tunisie fait l’objet de 2 à 4 campagnes anonymes par an qui sondent le concept de l’expérience client selon des indicateurs précis. Notre objectif est de devenir un pôle d’excellence.

Vous avez créé un centre international de formation dans les métiers de la logistique à Radès. De quoi s’agit-il et dans quel objectif ?
Chez Total, notre démarche consiste à améliorer et standardiser sans cesse le processus de logistique pétrolière, notamment dans la zone Afrique-Moyen-Orient. C’est pourquoi nous veillons à la formation de nos cadres et de nos techniciens en matière de sécurité industrielle et de logistique pétrolière.
Plusieurs pays de la région étaient candidats pour abriter un centre international. Cependant, nous avons choisi la Tunisie, car le pays jouit d’une bonne réputation en matière de formation supérieure et professionnelle. Le centre implanté à Radès forme chaque année 500 cadres et techniciens originaires de tous les pays de la région.
Le Groupe Total contribue ainsi à la consolidation du rôle de la Tunisie comme hub de la formation professionnelle et supérieure dans la région Afrique-Moyen-Orient.

La vente de carburant en contrebande est-elle active et préjudiciable à l’économie ?
Il s’agit effectivement d’une activité de contrebande et d’un commerce illégal qui, malheureusement, a pris une grande expansion : il représente actuellement 30% du marché global de la distribution de carburants selon les estimations de la profession. C’est un million de tonnes par an, environ. Vous imaginez, c’est beaucoup plus que l’ensemble de l’activité de Total Tunisie avec ses 160 stations-service.
Selon Stefano Betti, DGA de Transnational Alliance to Combat Illicit Trade, «Chaque fois que vous achetez un produit contrefait ou issu du commerce illicite, vous financez les réseaux de terrorisme ou de crime organisé».
Il semble donc que cette activité financerait d’obscurs projets de criminalité avec un flux d’argent qui échappe à la fiscalité due au Trésor public, même si celui-ci épargne la compensation assurée par l’Etat en matière de prix du carburant.
Il y a lieu de remarquer que la fraude porte essentiellement sur l’essence, car c’est là que réside un différentiel sensible entre le prix public en Tunisie et les prix pratiqués par les deux pays voisins.
La mauvaise qualité du carburant de contrebande est à l’origine de “la casse” des moteurs, mais cela ne semble pas encore décourager les acheteurs.
Nous constatons que les stations-service situées dans les zones frontalières côté Libye et Algérie sont très fragilisées sur les plans commercial et financier par cette concurrence déloyale, outre les dégâts et pertes humaines en cas de sinistre dans les dépôts clandestins ou lors du transport.

Avez-vous sensibilisé les pouvoirs publics et proposé des solutions ?
En 2016, notre profession avait organisé une campagne de communication ayant eu pour thème le rôle citoyen du consommateur et qui n’a pas eu d’impact. En effet, tant que le différentiel des prix restera élevé, la tentation d’acheter le carburant de contrebande sera forte, et l’impact du thème « citoyenneté » sur l’opinion restera plutôt réduit. Dans la prochaine étape, nous pourrions insister sur le risque du casse-moteur et cibler les zones les plus exposées au carburant clandestin.

Quelle a été la réaction des autorités de tutelle ?
Rien de concret ou de décisif. Il faut reconnaître néanmoins que les autorités militaires procèdent à des saisies de carburant clandestin et notre profession avait émis des recommandations techniques sur la manière de le collecter et de le livrer à la STIR pour la valorisation.

Il y a parfois des grèves et des protestations sociales, soit de la part des gérants de stations-service toutes marques confondues, soit chez les transporteurs de carburants. Quel impact sur Total Tunisie et quelle réaction de votre part ?
Je dois reconnaître que la situation est critique pour l’ensemble du secteur, toutes professions confondues.
Les sociétés de transport qui possèdent les camions-citernes et approvisionnent les stations-service perdent de l’argent et font la grève. Elles ne peuvent pas augmenter leurs chauffeurs qui réclament des augmentations de salaires et menacent à leur tour de faire grève, faute de marges bénéficiaires suffisantes, tandis que les ouvriers des stations-service réclament des augmentations et menacent de faire grève autant que les gérants de stations-service dont les marges sont étriquées et qui ne peuvent pas les augmenter.
En fait, seuls les distributeurs comme Total Tunisie ne font pas grève même si les marges ne suivent pas la courbe ascendante des coûts de revient. Mais si on ne fait pas de bénéfices sur le long terme, on ne peut pas continuer à investir. Et si nous ne pouvons plus continuer à distribuer des primes d’intéressement au personnel, celui-ci pourra être incité à faire grève.
En réalité, les marges accordées par les pouvoirs publics ne permettent plus de vivre : celles des sociétés de distribution comme Total Tunisie sont quatre fois inférieures à la moyenne africaine.
Il faut également revoir les marges d’autres acteurs du secteur, sinon les grèves risquent de continuer.

Total Tunisie a-t-elle une préoccupation de responsabilité sociétale de l’entreprise ?
Total Tunisie a toujours pris des initiatives citoyennes et nous avons contribué avec des partenaires à mener des actions de solidarité. Nous cherchons à mieux structurer nos projets de responsabilité sociétale selon des orientations compatibles avec la culture d’entreprise du Groupe Total. Il y a d’abord les actions en faveur de la sécurité routière destinées à sauver des vies humaines. Il y a également les actions de promotion de la protection de l’environnement. Ensuite, il y a la mise en valeur du patrimoine culturel et le dialogue des cultures.
Enfin, il y a l’insertion professionnelle des jeunes, car ils sont souvent confrontés au chômage. Citons à titre d’exemple le rôle de mécène assuré par Total Tunisie qui a permis la concrétisation d’un partenariat entre le musée du Louvre et le musée du Bardo, et la formation de Tunisiens pour la restauration des statues au musée du Bardo, grâce à l’expertise et au savoir-faire des experts du Louvre.
Total Tunisie organise tous les deux ans un concours entrepreneurial d’une dotation de l’ordre de 40.000 DT pour le gagnant entre start-up, destiné à contribuer au développement de l’écosystème entrepreneurial tunisien et à favoriser l’expansion à l’international de talents tunisiens.
Nous aidons également nos prestataires tunisiens à se développer à l’international. C’est ainsi que deux start-up avec lesquelles Total Tunisie travaille pour la création de logiciels et applications, N.G.I. et App4Mob, ont pu se lancer à la conquête de marchés africains dans un second temps grâce au soutien du Groupe Total.

Où en êtes-vous avec les énergies renouvelables et quelles sont les actions entreprises ou à entreprendre dans ce domaine ?   

Total a choisi d’inclure dans sa stratégie de développement, la lutte contre le réchauffement climatique, avec le scénario de deux degrés de l’International Energy Agency en ligne de mire. C’est ainsi que la stratégie du Groupe Total, qui s’intéresse moins au pétrole et plus au gaz, s’oriente vers la production de bio-fuel et s’emploie à réduire les rejets de CO2 dans l’atmosphère. Notre intérêt vis-à-vis des énergies renouvelables est donc irréversible.
C’est pourquoi en Tunisie, nous participons aux appels d’offres lancés par les pouvoirs publics relatifs à plusieurs projets « régime de concession » éolien et solaire de 1000 mégawatts en tout. Nous attendons avec impatience les premiers résultats qui seront proclamés en principe fin 2019.
Nous avons déjà entrepris d’équiper 60 de nos stations-service sur 160 en énergie solaire, le programme s’étalant jusqu’en 2022.
Total a l’ambition de devenir un acteur majeur dans le secteur des énergies renouvelables.

*Chair Tunisie du Groupe Total et Directeur Général de Total Tunisie

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BIO MANSUR ZHAKUPOV
Mansur Zhakupov a commencé ses études supérieures à l’Université Bauman de Moscou. Il est ancien élève de l’Ecole polytechnique et a obtenu un Master of Science in Petroleum Engineering de Texas A&M University. Il est aussi titulaire de l’Executive MBA HEC.
Zhakupov a rejoint Total en 2005 en tant qu’ingénieur réservoir à Paris. Il y a travaillé sur des méthodes de récupération à froid et à chaud d’huiles extra lourdes du Venezuela. Entre 2006 et 2007, il a occupé la fonction d’ingénieur réservoir en charge de plusieurs champs matures offshore au Gabon, basé à Port-Gentil. En 2007, il est nommé responsable de reservoir engineering et puis de géosciences et reservoir engineering du projet de développement du champ d’Akpo en eaux très profondes du Nigéria, basé à Lagos. En 2010, il devient reservoir manager de Total E&P Qatar, basé à Doha. Entre 2013 et 2015, de retour au siège, il est en charge des études économiques pour les affaires nouvelles et exploration. Entre 2015 et mars 2017, il est chef de site sur le FPSO Clov en Angola.
Depuis mai 2017, il est nommé Country Chair Tunisie du Groupe Total et Directeur général de Total Tunisie.

 

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