La guerre des chefs continue. Il n’y aura pas de dialogue, tant que Mechichi n’aura pas démissionné. C’est ce qu’a cru comprendre le Secrétaire général de l’Ugtt à partir de ses rencontres avec le président de la République qui, lui, n’a pas donné suite à l’initiative de la Centrale ouvrière prônant un dialogue national, n’a pas désigné nommément les nouveaux ministres (ils seraient quatre) contre lesquels il a utilisé son véto sur la base de soupçons de conflits d’intérêts et de corruption signalés par l’INLUCC et n’a pas convoqué les sept autres ministres pour prêter serment. C’est ce dernier point qui laisse penser que Kaïs Saïed refuse en fait le principe même du remaniement ministériel en réaction au manque de respect de la part du Chef du gouvernement qui a outrepassé les règles de coopération et de bonne entente entre les institutions de l’Exécutif.
En vertu de la Constitution, le Chef du gouvernement a le droit de remanier son équipe comme bon lui semble, mais la concertation et l’échange demeurent en toute circonstance la base des relations fructueuses et constructives entre les institutions de l’Etat. Par conséquent, ce n’est pas le système de gouvernance en place qui est responsable de la détérioration des relations entre les deux têtes de l’Exécutif, comme on veut le faire croire, mais l’ego surdimensionné et les calculs politiques.
L’attitude rigide de Kaïs Saïed dans cette affaire a une explication : le président est en guerre contre les corrompus qui veulent gérer les biens et l’argent publics. « C’est une promesse de campagne », rappelle-t-il à ses adversaires. Eux, partis politiques, médias, organisations nationales, ils auront tout tenté pour avoir raison de son imperturbabilité. Une campagne redoutable de déstabilisation le cible depuis deux mois, ses adversaires s’acharnant à le ridiculiser et à le décrédibiliser à chacune de ses sorties médiatiques. Il faut reconnaître que son côté original, d’un autre temps, et son discours chargé de reproches et de menaces contre les corrompus, les terroristes, les menteurs, les comploteurs… constituent du pain béni pour ses détracteurs qui s’évertuent à remonter l’opinion contre lui. A croire que la corruption est un sujet tabou dans la Tunisie démocratique. En 2016, les déboires de l’ancien Chef de gouvernement Youssef Chahed n’ont-ils pas commencé avec les premières arrestations dans le cadre de la lutte contre la corruption ?
Et que fait Rached Ghannouchi, entre-temps ? Avec ses alliés, il aura tout tenté pour minimiser l’influence de Kaïs Saïed sur la vie politique : rendre effectif le remaniement ministériel qui avait pour objectif d’écarter les ministres du président, convaincre Mechichi de ne pas démissionner deux mois après le début du blocage, sachant que dans le cas échéant, il reviendra au président Kaïs Saïed de nommer un troisième chef de gouvernement, ameuter la foule et les partisans d’Ennahdha pour une manifestation imposante au cœur de Tunis et solliciter le soutien d’amis étrangers, à leur tête les Américains. En vain. Kaïs Saïed est plus déterminé que jamais. Il attend que le fruit mûrisse, tombe de lui-même.
Hichem Mechichi, quant à lui, semble être en confiance avec son confortable coussin politique et s’obstine face au président de la République, alors qu’il est incontestablement le maillon faible dans cette affaire. Même si le scénario n’est pas envisageable à ce stade de la crise, une rencontre demeure possible en cas de force majeure entre le président de la République et celui de l’ARP et l’accord qui en résulterait pourrait être défavorable à Mechichi.
Dans cette crise inédite, certains médias jouent un rôle déterminant et sont devenus au fil des jours partie prenante. Des médias orientés, dirigés. Il n’y a pas de quoi hésiter à le dire. Parce qu’ils jouent désormais à découvert. Ainsi soit-il ! Sur le terrain médiatique, il n’y a qu’une seule cabale, redoutable, féroce, trop intense pour être spontanée, elle est contre Kaïs Saïed, seul dans ses sorties médiatiques. Même sa directrice de cabinet n’échappe pas à l’échafaud dans le cadre de la campagne de déstabilisation de la présidence de la République. Certes, le palais donne à jaser. Des soupçons de complot, des tentatives d’empoisonnement, dont on ne connaît pas l’issue, une absence remarquée du président dans diverses rencontres internationales, des rumeurs de gestion autoritaire des affaires de la présidence. Il aura fallu, en plus, que Kaïs Saïed commette l’irréparable : taire un don émirati, mille doses de vaccins anti-Covid, de surcroît. Une défaillance de communication grave, parce qu’on ne passe pas sous silence une opération diplomatique, même s’il s’agit d’un don pour la présidence. Les détracteurs de Kaïs Saïed et certains médias en ont profité pour régler leurs comptes avec le président, sauf qu’ils ne se sont pas arrêtés là et ont commis, eux aussi, l’irréparable en s’en prenant à un pays étranger qui plus est, il s’avère être arabe et frère. On a peut-être évité l’incident diplomatique mais cette affaire a coûté cher à l’image de la Tunisie et aux Tunisiens qui, en retour, ont été qualifiés par un média émirati de « nécessiteux » à qui on fait l’aumône.
Les médias tunisiens sont libres et jouent un rôle déterminant dans le rééquilibrage des pouvoirs et l’organisation de la vie politique et la vie sociale. Mais, force est de constater que dans les graves crises politiques, comme celle que nous vivons actuellement, les médias sont devenus le fer de lance dans la guerre entre les forces politiques. A quel prix ?
Quand dans une démocratie, les médias s’alignent derrière la ou les forces qui sont au pouvoir, cela devient de l’orchestration et la démocratie est mise en danger. La liberté d’expression est un atout, une source de dignité et de bien-être pour l’ensemble de la communauté quand elle est utilisée à bon escient. Mais elle devient une arme de destruction massive quand elle est utilisée pour manipuler l’opinion. Et dans la crise actuelle qui joue les prolongations dans le bras-de-fer opposant Kaïs Saïed à Rached Ghannouchi et Hichem Mechichi, la manipulation a atteint des taux de surdosage dont les effets sont désormais visibles sur les chroniqueurs de première ligne de certains médias qui ne contrôlent plus leur agacement et leur nervosité sur antenne. C’est là le signe que la longévité de la crise au sommet de l’Etat est en passe de tout brûler sur son chemin.