Médias : La presse écrite vit-elle ses dernières heures ?

La survie de la presse est un enjeu de société majeur qui nécessite des réformes urgentes. Les structures professionnelles de la presse appellent à des réformes immédiates et globales pour sauver le secteur.

Par Dr Souhir Lahiani

 Les organisations professionnelles des médias en Tunisie, réunies le 30 janvier 2024, avaient exprimé leurs inquiétudes face à la crise observée dans le secteur de la presse. Elles soulignent des défis majeurs, notamment la précarité des institutions médiatiques, les conditions difficiles des journalistes, le manque de réformes dans les médias publics. Elles appellent les autorités à instaurer des mesures de soutien financier, à protéger l’indépendance de la régulation audiovisuelle et à créer un cadre légal pour un secteur médiatique plus stable et diversifié. Depuis cette réunion en janvier 2024, aucune mesure concrète n’a été prise pour répondre aux demandes urgentes des organisations professionnelles des médias en Tunisie. Les problèmes du secteur demeurent non résolus !
Un peu à la manière de l’imprimé, de la radio, de la télévision ou du téléphone, Internet a modifié en profondeur nos sociétés et nos manières de vivre, ce qui fait dire à Natalia Abuin Vences que « la presse en ligne ou presse électronique est comme une troisième crise vécue par la presse écrite, suite à l’apparition de la radio dans les années 30, et de la télévision dans la décennie 1950 ».

La crise de la presse écrite, un phénomène global
La fermeture de l’hebdomadaire en langue arabe « Al Charaa Al Magharebi » illustre la crise sans précédent que traverse la presse écrite en Tunisie, une réalité qui n’est pas isolée et se retrouve dans de nombreux pays à travers le monde. Pour rappel, les principaux supports de la presse papier qui ont disparu sont : « L’observateur », magazine francophone, « Al Moulahedh », magazine arabophone, « Le Renouveau », quotidien francophone et « Al Horria », quotidien arabophone(disparus suite à la dissolution du RCD), « Akhbar Al Jomhouria », hebdomadaire arabophone, « Assarih », quotidien arabophone, etc. Tous pour manque de moyens financiers.
Ce déclin est exacerbé par l’évolution technologique rapide, les changements dans les habitudes de consommation et les répercussions économiques de la pandémie de Covid-19. Le prix du papier a atteint des niveaux record en 2022, avec la crise du coronavirus, la guerre en Ukraine, etc. Le secteur fait face aujourd’hui à une baisse significative de ses revenus publicitaires.
Des statistiques en Suisse révèlent également une tendance similaire : l’utilisation des médias traditionnels pour s’informer a chuté, passant de 88 % en 2016 à seulement 69 % en 2024. Cette diminution touche tous les canaux, y compris la télévision, la presse écrite et la radio. En Côte d’Ivoire, la situation est alarmante, avec une baisse des ventes de journaux de plus de 36 % en un an. Seuls quelques journaux parviennent à maintenir des ventes significatives, et les professionnels du secteur mettent en garde contre la possible disparition de la presse écrite si des mesures de soutien ne sont pas mises en place.
En France, la diffusion de la presse a également connu un déclin, reculant de 4,6 % en 2023 par rapport à une année auparavant. Aux États-Unis, la crise est encore plus marquée, avec la disparition de plus de 2.500 journaux et 43.000 journalistes devenus inactifs depuis 2005. Les annonceurs, fuyant la presse locale, se tournent vers le numérique, laissant de nombreuses communautés dans l’ignorance.
Face à cette crise globale, le modèle économique des médias traditionnels, fondé sur les ventes au numéro, les abonnements et la publicité, est remis en question. La montée en puissance des médias numériques et des réseaux sociaux a non seulement réduit l’audience des journaux, mais a également dilué les revenus publicitaires, les poussant à trouver des solutions pour s’adapter à un environnement en constante mutation.

 Un marché publicitaire en déclin et des budgets marketing revus à la baisse
La crise économique en Tunisie et les difficultés du secteur publicitaire pèsent lourdement sur la presse écrite. En période de ralentissement, les annonceurs tendent à réduire drastiquement leurs dépenses publicitaires, ce qui affecte directement les revenus des journaux. La pandémie de Covid-19 a amplifié cette tendance : les budgets marketing ont été réduits ou réorientés vers des supports numériques, plongeant la presse papier dans une situation critique. Selon les statistiques de janvier 2022 de l’agence Sigma Conseil, les insertions publicitaires dans la presse papier tunisienne ont chuté de 86,8 % au cours des 12 dernières années, passant de 40.928 en 2010 à seulement 5.413 insertions en 2021. De plus, le nombre d’abonnements a également fortement diminué : le journal La Presse, autrefois soutenu par 25 000 abonnés, en compte aujourd’hui à peine 2 000.

Mohamed Laroussi Ben Salah

Taïeb Zahar, président de la Fédération tunisienne des directeurs de journaux (FTDJ), souligne que le budget annuel de 3,2 millions de TND alloué aux achats de journaux par les départements ministériels n’est consommé qu’à hauteur de 10 % environ. Une partie de cette enveloppe serait détournée, utilisée sous forme de primes versées aux fonctionnaires au lieu d’être investie dans l’achat de journaux. Quant aux annonces classées, l’enveloppe budgétaire accordée par l’État est passée de 20 millions de TND par an avant 2010 à environ 10 millions de TND actuellement, dont seulement 1 million provient des budgets des différents ministères, selon Mohamed Laroussi Ben Salah, directeur exécutif de la FTDJ. (Ref *1*)

 La concurrence accrue des réseaux socionumériques
Principalement fondé sur les ventes au numéro, les abonnements, les annonces classées et la publicité, le business model des supports papier a souffert pour de nombreuses raisons parmi lesquelles : le vieillissement de son lectorat, la concurrence de la presse électronique (des pure players et des journaux papier qui ont migré vers le numérique), les habitudes des jeunes générations plus attirées par les supports numériques, la concurrence des réseaux sociaux (notamment de Facebook), des prix du papier, etc. La réactivité des médias électroniques et l’instantanéité des informations publiées ont également porté un coup dur à la presse papier.  Les réseaux socio-numériques, captent une part croissante de l’audience et des revenus publicitaires, devenant de facto des concurrents pour les médias traditionnels. Avec leurs vastes communautés d’utilisateurs et des contenus générés par des tiers, ces plateformes absorbent une part considérable de la valeur économique du contenu médiatique, réduisant ainsi les ressources des journaux. En parallèle, l’essor des pure players numériques, qui se consacrent exclusivement aux publications en ligne, intensifie la compétition. En l’absence de régulation efficace pour la publicité numérique, les médias traditionnels peinent à rivaliser avec des plateformes qui offrent une information instantanée et accessible.
La presse écrite vit-elle officiellement ses dernières heures à cause d’Internet ? Selon Radio France, la presse écrite traverse une crise profonde, non seulement à cause de la concurrence d’Internet, mais surtout en raison de l’échec de son modèle économique traditionnel. Les revenus publicitaires et les abonnements, piliers de la presse papier, ne suffisent plus à soutenir le secteur face aux transformations numériques, obligeant de nombreux journaux à reconsidérer leur viabilité.
Comment en est-on arrivé là ? Il serait faux de tout mettre sur le dos de l’IA. La mort de la presse écrite, on en parle depuis au moins 30 ans. Le principal problème, c’est que la presse écrite n’a jamais trouvé de modèle économique sur Internet. Depuis les années 2000, il y a une course à l’adaptation permanente à cause des algorithmes. Au départ, le modèle était, plus les gens cliquent, plus on a de visiteurs uniques, plus on vend de la pub. Pour y parvenir, on embauche des personnes pour optimiser les titres et les sujets. Problème, sur Internet, la concurrence est démultipliée, les annonceurs investissent un peu partout et paient donc moins la presse.

 La transformation des habitudes de consommation de l’information
Avec l’émergence des nouvelles technologies et des plateformes digitales, les comportements des lecteurs ont évolué, orientant une partie significative de l’audience vers des sources d’information gratuites et facilement accessibles en ligne. Les plateformes de médias sociaux sont devenues de puissants influenceurs dans l’évolution du comportement des consommateurs. Les gens s’appuient désormais sur les réseaux sociaux pour découvrir des produits, recommander des marques et même prendre en charge leurs clients. Le marketing d’influence a acquis une immense popularité, car les individus très suivis peuvent influencer l’opinion des consommateurs grâce à du contenu sponsorisé ou à des recommandations. La presse papier subit une baisse continue de son lectorat, en partie cannibalisé par la presse en ligne. Cette tendance a un effet direct sur les tirages des journaux, avec une diminution estimée entre 3 et 4 % pour chaque lancement de version numérique. Le désintérêt croissant pour la presse imprimée, associé à une consommation de plus en plus digitale de l’information, remet en cause la rentabilité et la pertinence du modèle économique traditionnel de la presse écrite.
La crise sanitaire mondiale a exacerbé les difficultés structurelles du secteur médiatique. En Tunisie, de nombreuses entreprises ont annulé ou reporté leurs campagnes publicitaires, privant la presse écrite de ressources vitales. Parallèlement, les contraintes de confinement lors de la pandémie de Covid-19, ont renforcé la transition vers les plateformes numériques, accentuant la concurrence avec les médias en ligne et les réseaux sociaux.
Face à ces défis, le secteur de la presse écrite en Tunisie doit envisager des solutions durables pour assurer sa survie. La digitalisation et la diversification des revenus apparaissent comme des pistes prometteuses : la publicité en ligne, l’organisation d’événements et le lancement de forums pourraient permettre d’atténuer la dépendance aux revenus publicitaires classiques. Cependant, il est crucial que les autorités publiques apportent un soutien renforcé, sous forme de subventions, de mesures fiscales adaptées et de régulation pour équilibrer le marché publicitaire numérique. Le renouvellement de la politique d’abonnement et la révision de la politique de vente des espaces publicitaires pourraient constituer une solution à même de remédier à la situation.

Dr Sadok Hammami

Il est à préciser que le décret n°30 de 2020 a instauré un soutien financier aux entreprises de presse tunisiennes affectées par la pandémie de Covid-19, notamment par des subventions et des avantages fiscaux. Cette subvention n’a pas été servie à ce jour, sans aucune explication même si on affirme que les fonds alloués à cette opération sont disponibles au niveau de la Trésorerie générale. Certains médias, selon les parties concernées, n’ont pas pu accéder à cette aide car leur statut juridique n’était pas pleinement reconnu, laissant de côté plusieurs acteurs du secteur. Ce vide juridique a limité l’impact du soutien destiné à stabiliser l’industrie face aux pertes économiques. Selon professeur Sadok Hammami, « la problématique de la presse électronique ne réside pas dans la création des sites d’information, qui doivent demeurer libres et sans autorisation, mais dans la reconnaissance de ces entreprises de presse (carte de presse et subventions publiques) ».

 La politique de soutien de l’Etat en faveur de la presse : l’exemple de la France
En France, le ministère de la Culture joue un rôle clé dans le soutien à la presse à travers des aides directes et indirectes. Cette intervention remonte à 1796 avec l’établissement de tarifs postaux préférentiels, suivi par des mesures fiscales, notamment un taux réduit de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) au début du XXe siècle.
Face aux difficultés économiques croissantes rencontrées par la presse quotidienne, des aides directes ont été instaurées à partir des années 1970. Ces aides, gérées par le ministère de la Culture, ciblent spécifiquement les publications qui contribuent au pluralisme des idées, c’est-à-dire celles qualifiées d’information politique et générale (IPG). L’IPG couvre un large éventail de sujets, allant de la politique à la culture, en passant par l’économie et le social, dans le but d’éclairer le jugement des citoyens.
Initialement, ces aides ont principalement bénéficié aux quotidiens nationaux confrontés à des modèles économiques fragiles. Elles se sont progressivement élargies aux quotidiens locaux à faibles ressources, ainsi qu’aux publications nationales et locales. Récemment, les services de presse en ligne et les titres en Outre-mer ont également été inclus dans le champ des bénéficiaires.
En complément de ces aides au fonctionnement, l’État a mis en place des mesures pour atténuer l’impact des coûts de transport sur le prix de vente de la presse et pour soutenir la modernisation, la transition numérique et l’innovation dans le secteur.

Repenser le modèle médiatique tunisien
La question demeure : comment revitaliser la presse écrite dans un monde de plus en plus dominé par le numérique ? La réponse n’est pas simple, mais il est clair que des changements structurels et des modèles économiques innovants sont nécessaires pour sauver un secteur essentiel à la démocratie.
Il est essentiel de développer une stratégie pour soutenir la transformation digitale et la diversification des sources de revenus tout en créant un cadre juridique qui reconnaisse l’importance des médias dans une démocratie. Une révision profonde du modèle économique s’impose pour que la presse écrite puisse continuer à jouer son rôle de pilier de l’information et de la démocratie en Tunisie. γ

Sources utilisées :
*1*Défis économiques et d’organisation des médias tunisiens, étude sur le financement des médias et les stratégies des annonceurs publicitaires en Tunisie, février 2023.
*2* Reportage de Pierrick Leurent disponible sur France24.com, publié le 09/09/2024.
*3* Abdoul Aziz Diallo, correspondant à Abidjan, article publié le 30/09/2024.
*4* France info, publié le 16/02/2024.
*5* Le Temps avec l’ATS, article publié le 17 juin 2024.
Sadok Hammami sur les transformations de la presse tunisienne dans le contexte de la transition démocratique (2015)
« Les nouveaux business models des médias. Les 3 piliers de la transformation » (2016) de Selma Fradin ;
« Sauver les médias : capitalisme, financement participatif et démocratie » (2015) de Julia Cagé ;
« Les Journalistes se clashent pour mourir : la presse face au défi numérique », (2016) de Malka Lauren ;
https://www.radiofrance.fr/mouv/podcasts/le-gros-doss/le-gros-doss-du-mardi-20-fevrier-2024-2874072 

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