Par Faouzi Bouzaiene
La Tunisie traverse une crise inédite. Ses acteurs s’accordent sur le fond, réformer le système politique et réanimer l’économie, mais se livrent une guerre sans merci pour la forme : d’un côté, Kaïs Saïed ne voyait pas l’utilité d’un dialogue national avant de changer d’avis et d’opter pour une sélection des participants, de l’autre côté, partis politiques et organisations nationales divergent sur le type de dialogue national à organiser et non pas sur le système de gouvernance qui conviendrait le mieux à la Tunisie à l’avenir. Certains préfèrent même un dialogue national sans le président de la République, sans avoir d’alternative pour faire appliquer les résultats du dialogue.
Finalement, c’est un virus incurable qui frappe la classe politique, en particulier ses dirigeants, et handicape le pays, c’est l’égocentrisme, et il est débordant. Il y a ceux qui sont dans le déni de leur échec historique au pouvoir et s’acharnent à perdurer à la tête de l’Etat contre la volonté de la majorité du peuple ; ceux qui s’estiment irremplaçables et qu’après eux, c’est le déluge politique et la faillite du pays et de l’Etat et ceux qui baignent dans la suffisance pensant être capables de soulever, seuls, des montagnes. Cette crise est d’autant plus grave qu’aucune de ces figures notoires de la sphère politique, économique, sociale, universitaire ou civile, n’est en mesure de proposer le moindre projet, une vision, de l’espoir aux Tunisiens, ni de prévoir ce que sera le pays dans un jour, une semaine, un mois, un an. Que dire quand il s’agit de se projeter sur des décennies… Leurs querelles interminables s’enlisent dans les slogans et les théories démocratiques : libertés individuelles et collectives, Droits de l’Homme… et dans l’opposition aveugle contre tout ce qui vient de l’adversaire politique. Or gouverner, c’est prévoir. Mais aucune de ces personnalités ne semble aujourd’hui en mesure de gouverner la Tunisie. Chacun et chacune abreuve l’opinion publique de diatribes creuses et de discours manipulateurs, l’absence totale de canaux officiels de communication ne facilitant pas les choses pour comprendre ce qui se passe à partir de données et d’informations vérifiées. Ils se mettent donc à rêver de démocratisation du pouvoir et à sombrer dans la cacophonie et le populisme. La persistance de la crise les sert, elle maintient le chaos et l’anarchie, il n’y a plus de lignes rouges, plus de règles, plus de reddition des comptes, on devient tous prophète en son pays.
Il a fallu, en plus, que le président élu après la décennie de la faillite de la Tunisie, sur tous les plans, soit de l’étoffe des chefs autoritaires qui ne résolvent pas les problèmes par le biais du dialogue et de la négociation. Sa méthode : appliquer la sentence, après avertissement, et ne plus faire marche arrière. C’en est trop pour une classe politique qui, au bout d’une décennie d’impunité et de népotisme, s’est habituée à prendre ses intérêts et ses caprices pour un dû à ses longues années de sacrifices et de militantisme contre Ben Ali et Bourguiba au nom de la démocratie et des libertés. C’est ce qui les enferme dans une sorte de tour d’ivoire qu’ils s’interdisent de quitter, en attendant qu’une main du ciel ou de l’étranger vienne les réinstaller dans leur gîte naturel : le sommet de l’Etat. C’est aussi ce qui les empêche d’innover dans leur militantisme et de happer les occasions qui se présentent pour se réhabiliter eux-mêmes après l’échec et pour reconquérir la confiance des citoyens-électeurs. Le dialogue national actuel, aussi imparfait soit-il, aussi entaché soit-il d’autoritarisme du président omnipotent, est une occasion pour remettre les pendules de la démocratie à l’heure et récupérer la flamme révolutionnaire. Les assises du dialogue national à Dar Dhiafa sont l’occasion opportune pour vérifier si les débats sont réels ou fictifs, s’il existe déjà un texte de Loi fondamentale tout prêt ou non. Sans vérification, toutes les accusations quant aux intentions cachées de Kaïs Saïed restent vaines et relèvent de l’ordre des interprétations, ce qui leur ôte toute crédibilité. On peut être contre le dialogue national et tenter de l’empêcher pour porter le coup de grâce au président solitaire et lui couper le chemin de la réussite ; on peut être contre la nouvelle constitution et empêcher ce document de voir le jour, mais pour l’histoire et pour le courage de l’engagement, il conviendrait d’être présent aux assises pour prendre position et convaincre. N’est-ce pas là le rôle des militants et la visibilité qui les démarque des autres citoyens ?
L’UGTT et les autres forces politiques qui s’opposent au dialogue national dans sa formule actuelle, et c’est leur droit, ont boycotté les travaux des commissions, celles du doyen Sadok Belaïd et du bâtonnier Brahim Bouderbala. Pour quel résultat ? Faire foirer le dialogue et humilier Kaïs Saïed ? Soit. Mais cela n’est pas sans conséquences désastreuses sur le pays. Ils auraient pu mieux faire, comme de participer aux travaux du dialogue et imposer leur future vision politique et économique qui sied le mieux à la Tunisie d’aujourd’hui et de demain. En d’autres termes, récupérer la perche tendue par le président, malgré lui.
Toutes les crises politiques qui se sont succédé depuis la Révolution de 2011 auraient pu être évitées ou du moins atténuées avec moins d’égocentrisme, plus de sagesse et de prospective. Cette fois, l’heure de vérité sonnera le 25 juillet prochain, si le référendum est maintenu jusqu’à cette date. Et ce sera le retour soit de la démocratie soit de l’anarchie. La deuxième hypothèse est fort probable quand on parcourt les réseaux sociaux et certaines pages facebook qui mènent des campagnes de diabolisation contre des responsables de l’UGTT, contre des magistrats, des politiciens… et s’évertuent à allumer les feux de l’incendie du 25 juillet. Les élites de ce pays ont le devoir et la responsabilité de bien lire ces messages de guerre et d’agir pour éteindre à temps les braises, c’est-à-dire maintenant. Attiser les flammes de la haine et de la discorde n’est pas un acte politique, ni héroïque, il menace la sécurité nationale et en premier, ses auteurs.