Mémoires du fils du Leader

Par Abdelkrim Gabous

En terminant la lecture, faite d’un trait, du  livre «Notre Histoire», d’Habib Bourguiba Junior, livre d’entretiens menés par Mohamed Kerrou, anthropologue et politologue, j’ai eu l’outrecuidance de plagier Claude Lévi-Strauss, quand il démarre son livre Tristes Tropiques par cet incipit devenu célèbre: « je n’aime pas les voyages». Lui qui a passé son temps à la recherche de l’ailleurs, de l’autre, même s’il le faisait parfois, comme Marcel Mauss, à partir de son bureau afin de déstructurer les poncifs qui entouraient les sociétés dites primitives.

Disons-le tout de suite, Bourguiba Jr en se livrant, Kerrou en l’écoutant, l’entretenant, en permettant l’accouchement de bribes de mémoire et Cérès-éditions, en les publiant, ont fait œuvre majeure d’écriture de l’Histoire par le truchement de la mémoire.

 

En lisant ce livre — comme on lit un policier de James Hadley Chase, ou Henri Corbin —, dans le louage de Tunis à Gafsa, je me suis laissé emporter par la délectation de la lecture heureuse. Anecdotes, balises historiques, informations vérifiées, analyses, jugements justes, mais prudents, disons prudes, d’hommes politiques… qui font dérouler devant nous trois quart de siècle de la vie de Bourguiba ; 30 ans de politique qui s’apparentent à une autopsie du bourguibisme.

Les poncifs qui entourent la légende Bourguiba Jr, «le fils à papa pas comme les autres papas», l’homme politique souvent effacé, un dandy je-m’en-foutiste, un diplomate dévergondé et un coléreux acariâtre, se laissent approcher sous un autre jour. En ressortent des témoignages précis, d’une franchise et d’une honnêteté intellectuelle désarmante  et teintés d’autocritique. Ce faisceau  de qualités fait tomber le voile que les détracteurs du fils du Zaïm, le leader incontesté, ont tissé autour d’un probable héritier qui se révèle tout au long de ce livre comme un républicain.  Bourguiba Jr abhorre farouchement toute tentative de République héréditaire ou «républarchie.»

Entre les pages, l’on découvre  un Bourguiba Jr maîtrisant ses classiques et ses humanités, qui, depuis son jeune âge, n’a aucune illusion, sur les moines et les copistes qui entouraient son père, essayant d’hériter de sa bure. L’on découvre un musulman arabophone bilingue   , féru d’étymologie et fin latiniste et, surtout, un héritier de ses grands-parents maternels nourris des Lumières. Un homme serein et philosophe qui sait analyser l’histoire et un authentique Tunisien, républicain et laïc, sans rejeter l’islam qu’il considère comme crédo et une culture sur les pas des grands réformistes.

Tous les protagonistes majeurs de l’ère Bourguiba y passent : Salah Ben Youssef, Ahmed Ben Salah, Wassila, Hédi Nouira, Mohammed Mzali, Habib Achour, Allala Laouiti, Ahmed Mestiri et Béhi Ladham, sans oublier les géants du XXe siècle: Kennedy, De Gaulle, le Chah d’Iran, Nasser, Agha Khan, Hammarskjöld, etc.

 

Comme un roman

Si le Christ s’est arrêté à Eboli dans le célèbre roman de Carlo Lévi adapté au cinéma par Francesco Rosi, les mémoires de Bourguiba Jr s’arrêtèrent le 6 novembre 1987. Aucune mention de Ben Ali ni en bien, ni en mal. Précaution ou dédain ? Personne ne saura.

Ce livre est dû à une coïncidence. C’est le politologue  Hamadi Rdissi et Mouez Bourguiba, fils de Bourguiba Jr, qui ont demandé à Mohammed Kerrou de jouer le candide pour enregistrer  les mémoires du fils de Bourguiba dans le but de les laisser en unique héritage à ses enfants. Il est aisément vérifiable que le fils de Bourguiba n’a laissé aucun héritage, ni en biens ni en argent frais, comme le père, selon l’expression de Mohammed Talbi, «Bourguiba a le mérite de partir sans posséder aucun millime et c’est en son honneur». Bourguiba Jr habitait la maison de sa femme, née Zouiten.

Le long de treize séances réparties entre 2002 et 2006, l’entretien s’est déroulé sous forme de dialogue, mais essentiellement comme une maïeutique socratique, tant les méandres d’une vie bien remplie mêlent personnel et national, politique et vie de famille, le tout animé de la peur d’égratigner ou de se faire contredire.

Si parfois l’intervieweur, qui  manifestement avait potassé ses classiques, fait le candide, il se transforme parfois, avec force documents, en contradicteur,  posant des questions  souvent gênantes que l’interviewé désamorce par une honnêteté et une autocritique désarmantes. Souvent ce dernier renvoie la patate chaude à son contradicteur sous formes de vérités, franchise ou mea culpa.

L’arrière-fond des  vérités, comme l’arrière-goût d’un cru à la robe rêche, semblent gratter les blessures d’une âme pas encore cicatrisée. Le père absent, un oncle qui prend sa place, une mère abandonnée, l’oncle Mahmoud Bourguiba, fin intellectuel, se substitue au pater, assure une formation arabe solide et Bourguiba devient chez son fils  Le Patron.

Tout au long de l’entretien, l’on lit «mon père» au lieu de Bourguiba. Est- ce l’anti-Œdipe ?  Tout au long de l’entretien, il a démontré que Bourguiba, le Leader, souffre d’un Œdipe monstre, ce qui explique son amour pour Wassila qui ressemble à sa mère. Bourguiba Jr, n’oublie pas comment il a été congédié du palais une demi-heure après Wassila.
Si Bourguiba Jr voue un respect quasi religieux à Hédi Nouira, il n’y va pas avec le dos de la cuillère quand il évoque Mestiri et surtout Mohamed Mzali, l’enseignant et le littérateur qui a «bousillé» l’enseignement par une arabisation hâtive. Personne aujourd’hui ne le contredit.

Prudence, circonspection, modestie, précision, franchise et moult  anecdotes, disions-nous, émaillent cet opus qui survient comme une participation de taille à l’histoire politique des vingt premières années de l’indépendance de la Tunisie.

La tâche est lourde devant les historiens pour démêler l’écheveau inextricable où se mêlent souvenirs, vérités, autobiographie et détournement de l’histoire, alors que le livre qui est entre nos mains sort de ces catégories et se lit comme un roman.

A.G.

 

«Habib Bourguiba Jr, Notre histoire» 

Entretiens avec Mohamed Kerrou

Cérès Editions, 2013, 380 p. 

Related posts

Kaïs Saïed reçoit les responsables sécuritaires après une opération antidrogue historique

Affaire Abir Moussi : point de presse prévu demain

Ahmed Souab en garde à vue pendant 48 H