Les menaces d’assassinat visant des personnalités politiques et publiques commencent à devenir trop nombreuses, trop fréquentes et suscitent nombre d’interrogations. Il est, en effet, devenu assez courant que quelqu’un ou quelqu’une parmi les figures de la scène politique, notoire ou même de second rang, annoncent aux médias ou dans un statut facebook faire l’objet de menaces de mort. Des menaces, en effet, proférées trop facilement, ouvertement, et généralement accompagnées de campagnes de diabolisation, un lynchage sur le Net. Dans l’impunité.
Abir Moussi, la présidente du PDL et de son bloc parlementaire, est un cas d’école. Isolée à l’ARP et cible de toutes les attaques fondées et non fondées, en accumule le plus grand nombre. Mais ce n’est qu’à la dernière menace, qui date de quelques jours, annoncée par les services sécuritaires compétents, que quelques réactions ont été enregistrées auprès de quelques dirigeants politiques et que le bureau de l’ARP a daigné publier un communiqué passe-partout, formel, au lieu et place d’une position de principe de la part d’une institution démocratique qui condamne publiquement les menaces d’atteinte à l’intégrité physique d’un élu parlementaire. Tout comme la séance plénière qui a été ordonnée en mars dernier par le bureau de l’ARP pour condamner l’agression physique du député takfiriste Mohamed Affès qui, à l’occasion, a ramené la preuve de son agression, un pantalon déchiré. Abir Moussi plusieurs fois menacées de mort n’a pas bénéficié de tant d’égards ni de son droit de se sentir en sécurité dans son pays. La discrimination, la politique des deux poids deux mesures, sont pratiqués sous l’hémicycle du Bardo contre l’icône rebelle de l’ancien régime, aux positions marquées et frontales. Certains observateurs sont tentés par la comparaison avec Samia Abbou et ses joutes cinglantes à l’ARP quand elle était dans l’opposition. Ces derniers oublient que le cheval de bataille d’Abbou était la corruption, plus maintenant !, alors que Moussi règle des comptes avec le passé, avec l’Islam politique qui a ramené le terrorisme en Tunisie. Ce n’est ni le même registre, ni la même teneur des accusations, ni les mêmes risques encourus, bien que Samia Abbou fasse elle aussi l’objet de menaces de mort depuis qu’elle s’est démarquée de ses ex-amis islamistes-salafistes.
Désolidarisation, banalisation
En se désolidarisant d’un adversaire politique menacé d’assassinat pour ses idées, ses discours, ses oppositions, la classe politique commet une erreur fatale qui met en danger l’ensemble du processus démocratique. En n’exprimant pas ouvertement leur ferme condamnation de la violence politique, les partis politiques, surtout ceux qui ne partagent pas les idées de l’Islam politique, se mettent eux-mêmes en danger ainsi que la stabilité du pays. Obnubilés par leurs divergences, leur positionnement sur l’échiquier politique, leurs intérêts immédiats, des partis eux sont prêts à pactiser avec le diable en échange de la préservation de leurs intérêts. L’affaire de l’acheminement à travers le territoire tunisien des « aides humanitaires turques » destinée à la Libye fera encore couler beaucoup d’encre, pourvu que ce ne soit pas du sang patriote tunisien.
L’aberration qui sème le doute et la suspicion de complicités dans le pouvoir politique (comme pour les réseaux de contrebande) est qu’aucune de ces menaces de mort n’a été dévoilée à l’opinion jusqu’à ce jour, ni réprimée. Si bien qu’on assiste impuissants à la banalisation de la menace d’assassinat politique après trois vrais assassinats politiques non encore élucidés (Chokri Belaïd, Mohamed brahmi, Lotfi Nagdh) et le tout dans une jeune démocratie qui tente de remplacer un régime autoritaire avec les mêmes « armes ».
C’est depuis 2011 que cette stratégie d’intimidation, diffusée surtout sur les réseaux sociaux, et de menace de neutralisation physique de l’adversaire politique a commencé. Les victimes, des dizaines et de tous bords politiques, ont, tour à tour, alerté l’opinion, mobilisé les médias et bénéficié d’une protection rapprochée. Mais sans suite, jusqu’à la prochaine fois. La loi de l’omerta sévit, elle interpelle aussi : tant d’inertie et de passivité suscite l’inquiétude et interroge : pourquoi le terrorisme n’a pas été vaincu en dépit de toutes ces années de lutte armée et de vigilance sécuritaire qui ont permis la nette maîtrise de ce fléau par les forces sécuritaires et leur parfaite connaissance de ses protagonistes (selon les sécuritaires eux-mêmes) ? La réponse est désormais de notoriété publique : le terrorisme est politique, c’est un mécanisme de contrôle, d’hégémonie, de suprématie, ses ficelles sont tirées d’en haut et comme la mafia, ses accointances avec les rouages du pouvoir sont très fortes. Ce qui reste toutefois inexpliqué est la question de savoir si la démocratie peut coexister avec la violence politique et dans le cas échéant pour combien de temps ? Il est évident que la violence politique aura finalement raison de la démocratie. La preuve vient des démocraties occidentales qui gouvernent avec la parole, le dialogue et les lois. Les politiques du « printemps arabe » veulent les imiter mais ils n’arrivent pas, ils n’en ont ni la culture ni la trempe.
Démocratie de façade ?
De quelle démocratie, de quelles libertés, de quelle justice, de quel Etat de droit est-on donc en mesure de s’enorgueillir quand des personnalités politiques et publiques sont menacées de mort pour leurs idées, leurs discours ? Et comment prétendre œuvrer pour l’instauration d’une démocratie et d’un Etat de droit quand le paysage politique véhicule des menaces d’assassinats politiques, les tolère ou fait semblant de ne pas les entendre ; quand la réponse au discours de l’opposition est l’agression verbale et qui peut aller jusqu’à l’atteinte à la vie ? Quelle démocratie est-on en train de mettre en place en Tunisie quand, au sein de la chambre des représentants du peuple, des élus « justifient » le terrorisme et menacent ses détracteurs ?
La démocratie est morale, éthique et tolérance, sans cela elle n’est qu’anarchie. Les Tunisiens ont rêvé de démocratie, ils ont récolté l’anarchie, ce à quoi ressemble la seconde République. Ils ont rêvé de liberté d’expression, d’opinion, de conscience, ils sont confrontés, surtout sur les réseaux sociaux, à la diffamation, aux insultes, aux menaces. Le plus grave est l’enlisement de cette situation dans la permissivité et la normalisation avec l’interdit, l’illicite, le hors-la-loi, le politiquement incorrect voire condamnable. Serait-on, inconsciemment, en train d’instaurer une démocratie de façade, un leurre dont la seule vertu est l’organisation d’élections multipartites tous les cinq ans, sans tenir compte de tout ce qui va avec, à savoir la reddition des comptes électoraux, la guerre contre la corruption, le népotisme… ? Si oui, le réveil sera alors très douloureux et il ne saurait tarder, car les menaces d’un troisième assassinat politique ne datent pas d’aujourd’hui et elles semblent se préciser. Il faudrait dès à présent craindre « l’après », car ce sera l’occasion pour l’instauration d’une autre anarchie, celle de la dictature du terrorisme islamo-politique.
Yasmine Arabi