Mendiants

En ces temps de chômage je rencontre bien de mendiants dans la ville surpeuplée. Ils viennent beaucoup à moi et je les déçois rarement ; à tel point que mes enfants me rappellent parfois à l’ordre lorsque je ne donne pas, ils me disent : «celui-là, tu ne lui as pas donné !».

J’observe attentivement le vieil homme que je prends dans ma voiture, sur une route de campagne. Mise soignée et bonnes manières. Bel homme, digne et détaché, il regarde pendant tout le trajet droit devant lui et ne souffle pas un mot. Je me garde bien d’interrompre sa méditation ; je commence à m’imaginer que c’est un sage qui s’est élevé au-dessus des mortels, un philosophe qui s’ignore. Lorsque, descendant de la voiture, il me tend la main dans une posture de mendiant, toutes mes nobles pensées tombent à plat.

Arrivé à mon travail, au moment où je veux descendre de voiture, deux yeux implorants me fixent à travers la vitre fermée. La femme en habit bédouin, portant nombreux sacs en plastique sur le dos, me regarde sans rien dire. Je baisse la vitre et lui donne un dinar. Elle ne réagit pas, elle ne me remercie pas. Je m’attends, je ne sais pourquoi, à ce qu’elle mordille le dinar entre ses dents, comme faisaient les commerçants autrefois pour s’assurer que la pièce de monnaie n’était pas fausse, mais elle la glisse dans son corsage. Un homme âgé, sorti de nulle part, la rejoint, inquisiteur. Il me jette un regard malicieux, puis, devinant ma désapprobation, continue son chemin. Une autre femme, surgit d’on ne sait où dans ce quartier désert, se colle à la mendiante, sans doute pour avoir sa part du dinar…

Arrivé à mon bureau, j’y trouve Si Brahim, un peintre en bâtiment devenu mendiant sur ses vieux jours et qui vient me taper régulièrement. Il s’est habitué à se sucrer sur le dos des vrais nécessiteux, pour ne pas toucher à son propre patrimoine. Il est aujourd’hui en fauteuil roulant, assisté par son fils. Je lui souhaite la guérison, sans demander la raison de cette invalidité. Le fils, bavard, raconte : «… Lorsque mon père sera mort, je vendrai le terrain que nous avons dans la zone industrielle et je m’en irai… au Canada». Le père affaibli, acquiesce, compatissant. Je ne peux m’empêcher de les considérer avec un profond mépris et leur file les vingt dinars pour qu’ils déguerpissent au plus vite.

Le profil, les insignes d’identification sociale et les techniques des mendiants ont bien changé. Les mendiants ne sont plus des SDF, ils sont très mobiles, s’habillent comme tout le monde et se présentent parfois avec une bonne poignée de main. Face à la rude concurrence des camelots en tous genres, il faut bien qu’ils soignent leur image et qu’ils bougent.

Une astuce très prisée par les mendiants est de se baisser sur vous, au moment où vous garez votre voiture ou que vous vous arrêtez au feu rouge pour vous dire qu’ils viennent de sortir de prison. Vous avez soudain l’impression d’avoir affaire à un forcené qui pourrait devenir violent et vous vous dépêchez de lui donner une pièce.

L’autre fois, un gaillard m’a jeté quelques produits sur le tapis roulant du supermarché au moment où je m’apprêtais à payer, accompagnant son geste d’un clin d’œil complice. Ça avait plus l’air d’un attentat que de mendicité. Malgré cela, j’étais curieux de savoir ce qu’il avait choisi comme produits et les lui ai payés : un shampooing, un tube de dentifrice et un gel pour cheveux. Je me suis réjoui pour lui en pensant qu’autrefois, le mendiant n’avait pas d’autres besoins que la nourriture qu’on lui accordait sans hésiter, parce que la faim était inscrite dans son corps squelettique.

Mais à côté des créatifs, il y a les nécessiteux irrémédiables, comme ce vieillard, déjà invalide, qui marque son territoire en claudiquant entre les voitures. Je lui crie de faire attention et il me répond qu’un séjour à l’hôpital lui ferait le plus grand bien.

Aujourd’hui que le mendiant demande des espèces sonnantes et trébuchantes, les prétextes pour ne pas donner sont nombreux. On vous dira que tous les mendiants font partie de bandes organisées, on vous parlera de racket et de richesses dissimulées. Ceux qui ont connu la mendicité d’autrefois revendiquent un urbanisme sécuritaire et regrettent les mendiants d’antan, lorsque l’aumône était dispensée à des misérables qu’on retrouvait toujours au même endroit, dans les cours des zaouïas, sous un portail ou à l’ombre prise à bail d’un moucharabieh.

Si la petite mendicité gène, c’est parce qu’elle est tenace, voyante et peu protocolaire. A bien y regarder, elle est partout. Combien de Tunisiens, de différents statuts sociaux, ne sont-ils pas toujours prompts à sortir de leur sac à grimaces cette mine implorante pour mendier aussi bien ce qui leur revient de droit que ce à quoi ils n’ont aucun droit ?Au percepteur, au créancier, au banquier, à l’employeur, au supérieur hiérarchique ou au subalterne influent. Combien de responsables politiques et de fonctionnaires ne font-ils que ça, du matin au soir ? Intercéder pour un poste, mendier une promotion et, surtout, être rétribué, parfois une vie durant, pour les tâches que l’on n’a pas accomplies.

En comparaison de ces balaises, les petits quémandeurs à la petite semaine : nécessiteux complètement démunis, enfants abandonnés, vieilles personnes tragiquement déchues, ne coûtent rien au contribuable et n’ont aucune rancœur sociale. Ils ne bénéficient pourtant d’aucune assistance, d’aucun revenu minimum… pas de foyers d’accueil, d’éducation ou de formation, pas de soupe populaire ni de restaurants du cœur. Rien !

La mendicité ne semble d’ailleurs soulever chez nous, ni réflexion ni débat. Au mieux, on aimerait, sans en chercher ni soigner les causes, voir disparaître ce reflet douloureux d’un grand malaise social.

Par Lotfi Essid 

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