Au royaume de Zuckerberg, l’heure est aux grandes manoeuvres. Fin août, le fondateur du premier réseau social au monde annonçait que Facebook allait désormais proposer des microcrédits aux entreprises indiennes ; deux mois plus tard, il dévoilait son portefeuille numérique, Novi, permettant de s’échanger de l’argent sans frais et en temps réel ; enfin et surtout, quelques jours plus tard, le milliardaire de 37 ans se la jouait façon Steve Jobs – just one more thing -, pour dévoiler à la toute fin de sa présentation le nouveau nom de son groupe. Adieu Facebook, bonjour Meta.
Nul besoin d’être grand oracle pour comprendre que « Zuck » met sa firme en ordre de bataille pour prendre d’assaut le « métavers ». Une sorte de terre promise virtuelle dopée par le déploiement de la 5G, où il sera possible de rencontrer ses amis, d’assister à des concerts, de visiter des musées, de travailler, de jouer aux jeux vidéo…, le tout grâce à un casque de réalité virtuelle ou augmentée et via un avatar customisable à l’infini. Pourquoi reproduire ses petites imperfections quand on peut se promener en tyrannosaure, sac Gucci en bandoulière, pour les élégants passionnés de paléontologie ? Et le cinquième homme le plus riche de la planète ne cache pas ses ambitions. Il déclarait, avant l’été, se donner cinq petites années « pour que les gens nous perçoivent avant tout comme une entreprise du métavers ». D’ailleurs, plus de 10 000 de ses salariés (20% des effectifs) travaillent déjà à l’édification de son grand oeuvre, et 10 000 ingénieurs – juste pour l’Europe – devraient grossir leurs rangs d’ici à 2026. Une petite armée qui se verra allouer chaque année une dodue enveloppe de 10 milliards d’euros.
Un pari osé alors que Meta – on finira par s’y faire – n’a jamais été aussi profitable (9,2 milliards de dollars de bénéfices de juillet à septembre) et peuplé, 2,8 milliards de terriens se connectant quotidiennement sur ses réseaux (Facebook et Instagram) et ses messageries (WhatsApp et Messenger). Mais Zuckerberg anticipe la fin des jours heureux. « Les jeunes se détournent de plus en plus de ses produits au profit notamment de TikTok, propriété du chinois ByteDance, et il sait que tous les réseaux sociaux ont une date de péremption », souligne Stanislas Barthélémi, consultant chez Blockchain Partner by KPMG. Et les nouvelles règles d’Apple – qui demande désormais à ses utilisateurs s’ils acceptent d’être pistés d’une application à l’autre à des fins publicitaires – va faire perdre des informations cruciales à la firme de Menlo Park. « Les annonceurs pourraient demander à payer moins cher pour des profils à la granulométrie moins fine, un vrai coup dur alors que la pub représente 98% de ses revenus », pointe Jérôme Colin, du cabinet de conseil en stratégie Fifty-Five.
Sans parler des scandales à répétition (exploitation illégale des données privées, modération insuffisante des contenus…) qui pourraient finir par effrayer annonceurs et utilisateurs. Et ce n’est pas le simple ripolinage de la devanture ni la décision d’arrêter de taguer automatiquement les photos avec les noms de gens qui changeront la donne. Surtout, l’entrepreneur en est intimement persuadé : l’Internet mobile vit ses derniers printemps. Il devra céder sa place aux mondes virtuels, « un Internet incarné dont vous faites intégralement partie », aime-t-il à répéter. Si la vision est limpide, les contours futurs de Meta peuvent encore sembler nébuleux. Pourtant, toutes les grandes briques de cet ambitieux projet existent déjà.
La première et certainement la plus essentielle de toutes est la brique financière. « Impossible de créer un nouveau monde sans système de paiement », rappelle Julien Maldonato, associé industrie financière chez Deloitte. Ça tombe bien, sur le sujet, le géant californien est particulièrement avancé. Dès 2019, il a lancé Facebook Pay, dispositif dans lequel le réseau social joue le rôle de tiers de confiance. C’est ainsi Facebook qui enregistre vos données bancaires, et non le vendeur. Résultat, un véritable carton. Sur les douze derniers mois, cet outil utilisé dans 160 pays pour des paiements dans 55 devises a vu passer pour plus de 100 milliards de dollars de règlements !
Le deuxième étage de la fusée financiarisation a donc été dévoilé fin octobre, avec le lancement du projet pilote de portefeuille de devises numériques Novi, aux Etats-Unis et au Guatemala. David Marcus, ancien patron de PayPal et actuel directeur de Facebook Financial, a choisi pour étrenner le système d’utiliser le Pax Dollar, un stablecoin (sa valeur est indexée sur celle du dollar, assurant ainsi sa stabilité). Une simple étape en attendant que la cryptomonnaie du groupe californien, le Diem (ex-Libra), obtienne l’agrément des régulateurs. Novi permettra d’échanger de l’argent en temps réel et sans le moindre frais. Mais ce n’est qu’un début. Il devrait ensuite également servir à régler ses factures ou un café dans la vie réelle aussi bien qu’à payer ou stocker ses NFT (non-fungible tokens) dans les mondes virtuels. Car qui dit métavers dit NFT. Ces jetons garantissent l’authenticité et le caractère unique de chacun de vos biens virtuels (oeuvres d’art, vêtements, maisons…) grâce à la technologie blockchain. Et du paiement au crédit il n’y a qu’un pas, que Facebook vient justement de franchir en Inde. Envie subite d’un sac virtuel Gucci à 4115 dollars pièce (c’est son vrai prix) ? Pas de souci, Facebook pourrait très bien vous proposer un échelonnement aux petits oignons et vous permettre de le stocker en toute sécurité.
*Nike pourrait débarquer dans les métavers
Si la firme de Menlo Park s’active autant dans les paiements, c’est aussi que sa transmutation en métavers va forcément induire une évolution profonde de son business model, autre brique essentielle de cette révolution copernicienne. « Ce qui m’a le plus marqué lors de la keynote de Zuckerberg, c’est que pour la première fois il a dit clairement qu’il allait passer d’un univers totalement fermé, reposant exclusivement sur la revente de profils publicitaires, à un monde ouvert, avec des places de marché », confie Fred Volhuer, PDG d’Atlas V, studio français de réalité virtuelle travaillant notamment avec Facebook. Un nouveau monde qui lui permettra, entre autres, de louer des boutiques virtuelles où les marques pourront venir vendre leurs produits.
Futuriste, voire farfelu ? La prestigieuse maison Sotheby’s a déjà ouvert une galerie d’art dans Decentraland, un métavers en vogue – Facebook, même s’il préfère le taire, n’arrive pas en terra incognita. Surtout, Nike pourrait à son tour se lancer. L’équipementier sportif aurait demandé au Bureau américain des brevets et des marques de déposer le « Swoosh » (la petite virgule qui fait office de logo Nike) ainsi que son célèbre slogan Just do it pour les environnements virtuels, selon le site spécialisé Sneakers News. Si cette arrivée devait se confirmer, elle marquerait une étape cruciale dans l’émergence et la démocratisation des métavers, entraînant dans son sillage nombre de grandes marques ainsi qu’une pluie de dollars.
*Les métavers devraient peser 1500 milliards de dollars en 2030
« La diversification des revenus de Meta passera également par Horizon Workrooms, qui met à disposition des entreprises des salles de réunion immersives où l’on pourra échanger avec les avatars de ses collègues, ajoute Alexandre Mahé, associé chez Fabernovel. Et on pourrait très bien imaginer des formations, voire des salons professionnels via ce nouvel outil, ce qui éviterait nombre de déplacements alors que les entreprises sont de plus en plus sensibles à leur empreinte carbone -si on arrive bien sûr à faire des métavers une technologie neutre en carbone ». Et nous ne sommes qu’au tout début de cette révolution : l’économie liée à ces univers parallèles devrait atteindre 1500 milliards de dollars en 2030, selon la société de conseil PwC.
Un chiffre qui fait saliver d’envie les financiers de la firme californienne. Pour préempter le marché et cimenter la brique incontournable du hardware, ils ont accepté la vente à perte des casques de réalité virtuelle Oculus Quest 2. Un coup gagnant. Après un départ poussif, ces petits bijoux de technologie – tout de même vendus autour de 350 euros – pourraient atteindre à la fin de l’année les 10 millions d’exemplaires écoulés sur la planète. « C’est d’autant plus malin qu’ils pourraient rapidement éponger leurs pertes initiales grâce aux ventes d’applications : chaque utilisateur d’Oculus achète pour 100 dollars d’applis par an, quand un propriétaire de smartphone dépense de 5 à 10 dollars chaque année », précise Fred Volhuer. Là encore, Zuckerberg compte bien s’ouvrir une nouvelle et très profitable source de revenus. Mais pour cela il va devoir attirer un maximum de créateurs de contenus. Notre homme le sait, et il vient de publier un post sur Facebook annonçant qu’il rémunérera mieux les créateurs « qu’Apple, qui prend 30% de commission ». S’il évoque la lourde dîme ponctionnée par la marque à la pomme plutôt que celle quasi équivalente de Google, c’est tout sauf un hasard. Selon nos informations, le géant de Cupertino devrait lancer son propre casque fin 2022, début 2023. « Un produit plus cher et bien plus puissant que l’Oculus », souffle un proche de l’entreprise.
Pas du genre à mettre tous ses oeufs dans le même panier, « Zuck » a dévoilé en septembre les Ray-Ban Stories, des lunettes connectées à 300 dollars. Equipées de micros, de caméras et de discrètes enceintes, elles permettront de passer des appels, d’écouter de la musique, de prendre des photos et vidéos, puis de les poster sur les réseaux sociaux. Certes, les Google Glass ou les Spectacles de Snap Inc. ont avant elles fait un flop, mais le patron de Meta pense que le public est désormais prêt. Des lunettes qui pourraient très facilement accueillir de la réalité augmentée (où des personnages et objets virtuels viennent se superposer au monde réel), l’autre grande porte vers les métavers. « Si cela marche, Meta serait à la fois Apple (en prenant la place des téléphones) et Google (comme nouvelle porte d’entrée vers Internet) », analyse Nicolas Pouard, VP, Stratégique Innovation Lab Ubisoft.
*Accroître et sécuriser l’accès à internet
Reste que les mondes virtuels, comme le bon vieil Internet mobile avant lui, continueront de buter sur les zones blanches. Plus de 2 milliards de personnes sur la planète n’ont en effet toujours pas accès au réseau. Un chiffre devenu une obsession intime pour Zuckerberg. Satellites, drones, ballons gonflables, notre homme aura à peu près tout tenté pour y remédier, mais c’est finalement grâce aux bons vieux câbles sous-marins qu’il devrait réussir à apporter le dieu Internet au plus grand nombre. « Sur les dernières années, plus de 10 milliards de dollars ont été investis dans les câbles par les Gafa, dont plus de la moitié par l’ex-Facebook, ce qui en fait de très loin le plus gros investisseur du secteur », rapporte Jean-Luc Vuillemin, directeur des réseaux et services internationaux d’Orange.
Au début, la firme californienne a commencé par acheter de la capacité aux opérateurs comme Orange. Puis, le succès venant et le besoin de capacité grandissant, elle s’est associée avec eux dans des consortiums, comme pour 2Africa, ce câble sous-marin qui d’ici à 2024 sera le plus long au monde (45 000 kilomètres) et fera le tour de l’Afrique, la reliant à l’Europe et à l’Asie. « Mais aujourd’hui l’entreprise monte ses propres infrastructures, car cela devient plus rentable pour eux », rapporte Jean-Luc Vuillemin. Pas question pour autant de se transformer en opérateur – trop de contraintes, pas assez de marge. Non, l’idée, c’est à la fois de sécuriser ses réseaux et de s’assurer qu’ils seront assez puissants pour supporter demain l’arrivée massive d’utilisateurs dans un métavers particulièrement gourmand, à cause de la 3D et de la nécessité d’être en permanence en temps réel.
Du câble à l’utilisateur, en passant par le software, les casques et les systèmes de paiement, c’est un Meta toujours plus intégré et puissant qui se dessine à l’horizon. Pas de quoi rassurer les régulateurs qui, même aux Etats-Unis, trouvent déjà le royaume de Zuckerberg bien trop puissant et rêveraient de le démanteler.
(L’Express)