La Révolution chasse l’homme de la caverne garnie de liasses et l’histoire lui colle à la peau ce cri de rage : « Dégage ! ».
L’humilié par un peuple insurgé déserte le palais sans même plier bagage. Auparavant et dès le coup d’État fomenté par le renégat maints commentateurs impliquèrent « tous les Tunisiens » dans l’approbation du forfait commis par le gredin. Aussitôt profiteurs et souteneurs de Ben Ali caressent une certaine presse où ils dénichent la pièce maîtresse de leur immonde propagande : La population réunie soutient le sauveur providentiel du pays. Il s’agit là d’une authentique supercherie. Elle doit son inculpation à sa perpétuelle répétition. Or dès le début de ce règne indu le 14 janvier commençait à parler.
« Outrouhat » mon amour
Déjà au temps de Bourguiba où la répression n’épargnait ni les youssefistes, ni les émeutiers du pain, ni les étudiants, ni les syndicalistes, Garmadi écrit : « Un peuple tout entier debout traité de groupuscule ». De même, agglutinés autour d’une clique machiavélique, les chiens de garde médiatique submergeaient les voix indignées par les pratiques et l’esprit de Ben Ali. Dès la déposition du président à vie, d’innombrables prises de position contestaient l’opération. Parmi les écrits figuraient les textes parus dans “Outrouhat” média dirigé par Lotfi Ben Aïssa.
Le groupe de bénévoles fustigeait le putschiste issu de l’armée. Depuis l’instant où les bruits de bottes résonnèrent sur les marches du palais, ne cessèrent de fuser les démentis infligés à la thèse erronée. Comment expliquer l’irruption de la Révolution avec l’amour général et immodéré du général ?
L’armée détestait le passionné par l’espionnage des officiers. Il faut détruire les radotages financés par le voleur de Carthage. Outrouhat versa une goutte infime dans l’océan de la contestation niée par les bouffons. Mais eu égard aux souvenirs vivants, rien ne vaut l’histoire dictée par la mémoire des partisans organisés ou non.
Enfin Marzouki vint. Là où il sévit, l’homme n’émarge ni à droite, ni à gauche, ni au centre, tant sa danse ne le place pas du tout à sa place. Mille et une gaffes lèvent le voile sur le parvenu par la grâce de Ghannouchi.
Ainsi, hors du pays aucun alibi ne justifie « la critique des souris ». Après la chienlit du second président, Marzouki introduit l’écart maximal entre le statut convenu et le rôle tenu. Pour signifier l’incommensurable décalage, l’ironie populaire déverse un flux infini de moqueries. Tantôt le personnel découvre le patron couché sur le gazon et tantôt une crise le prend. Il roule par terre, avale un casse-croûte piquant puis leurre vers l’armoire à glace où il admire son débraillé avant de crier : « Je suis le président »…
Le train sifflera trois fois
Que suis-je donc venu faire dans cette galère ? Son dépit vient de lui suggérer une sortie sans préavis. Éternel songeur à la fondation d’un nouveau parti depuis les temps où il traduisit Gramsci, l’actuel conseiller du prince découvre auprès de lui le tremplin approprié à ses vieilles rêveries. Aujourd’hui, télécommandé par Ghannouchi, le train de Marzouki atteint la fin du chemin de fer et siffle trois fois le terminus de la descente aux enfers. La rétrospective de l’image présidentielle exhibe les déboires d’un Marzouki otage de l’islamisme au pouvoir, transite par le banditisme de Ben Ali et finit avec l’aura de Bourguiba.
J’y suis, j’y reste
Toutefois, en dépit de l’immense dissemblance, le pouvoir personnel et l’esprit de parti unique tirent un trait d’union à travers les trois profils de la transformation. Ailleurs pour briser l’indistinction de la personne et de la fonction, les va nu pieds de 89 en viennent à guillotiner le roi. Ici les beys incarnent l’autorité.
Pour la succession, l’hécatombe remplace l’élection. Avec ou sans constitution, cet héritage n’émarge guère au registre des abonnés absents. Et soudain, parmi les députés rassemblés au Bardo, un cri surplombe l’assistance déjà préparée à l’avance. Azzouz Rebaï, militant de la première heure et tribun hors pair catapulte son fameux “madal hayet”. Bourguiba, futé, pose une condition, l’unanimité.
L’ensemble, des bras levés au ciel, écrit la présidence à vie. Au petit matin du coup d’État, Ben Ali renie puis suit. Quant au troisième locataire de Carthage, il excelle dans l’art d’éterniser le provisoire.
La permanence du système totalitaire depuis l’Indépendance infiltre un grain de sable dans la rengaine de l’exception bourguibienne. Ici commence la dérive des commentateurs fourvoyés sur le continent de la sacralisation.
L’outrancière survalorisation de Bourguiba l’érige par dessus le commun des mortels à l’heure où «l’écrasante majorité des hommes politiques tunisiens s’avèrent archaïques, limités et dépourvus de tout charisme». Cependant, mandatés par le gouvernement français, les services appropriés à l’exécution de la sale besogne assassinent Farhat Hached. Cet amoureux du peuple et adoré par lui, fut liquidé en raison de son aptitude à diriger. Il n’y avait pas que Bourguiba.
Mais le verdict sévère et injuste émis à propos des hommes politiques tunisiens télescope, de front, une seconde objection. Les conjonctures historiques ont à voir avec la production de profils spécifiques et favorisent l’explication du potentiel personnel. Comment recréer un Mandela une fois l’apartheid mis à bas ?
L’individu singulier possède sa part dans la confection de l’histoire. Une même situation sociale propulse Bourguiba au sommet de la résistance et conduit Lamine Bey, le docile à la France, vers sa résidence qualifiée de surveillée.
Il termina sa vie, là, dans ce verger de la Soukra. Fille de parents alsaciens, Catherine Dahn suivait, avec une poignée d’étudiants, les cours magistraux de Jean Duvignaud. Successeur de Georges Granaï, l’introducteur de la sociologie en Tunisie, l’auteur de Chébika, adorait nous parler de Clara Malraux, l’égérie qui l’attira vers la sphère littéraire.
Ingénieur agronome, l’époux de Catherine gérait cette ferme où elle m’invita, maintes fois, au repas familial en ce lieu où prit fin la marche des rois. Le souvenir, ce conservatoire d’images et de sensations si vives ajoute son grain de sel aux mornes poussières des archives.