Mezri Haddad : “La situation actuelle est la conséquence de dix années  de voyoucratie”

Réunis autour d’un sujet d’une actualité brûlante, les nombreux participants à la conférence intitulée «Le non-alignement : pour une diplomatie tunisienne multilatérale et souveraine», donnée la semaine dernière à l’hôtel Alhambra Thalasso-Hammamet, par le diplomate et écrivain Mezri Haddad, ont échangé idées et points de vue.
Ont pris part à cet évènement politique d’envergure d’éminentes personnalités politiques étrangères et tunisiennes dont l’ambassadeur de la République Populaire 
de Chine Zhang Jianguo, le premier Secrétaire de l’ambassade de la République de Russie Alexey Barinov et Bobo craxi, le fils de l’ancien homme d’Etat italien Bettino Craxi.

En guise d’introduction, Taïeb Zahar, président du Forum international de Réalités, organisateur de cette rencontre en étroite collaboration avec le Rotary club de Hammamet, a indiqué que face aux «tentatives d’ingérence étrangère dans les affaires internes de notre pays dont les plus pressantes viennent du côté des Etats-Unis d’Amérique, la grande majorité des Tunisiens revendique l’indépendance de nos choix en politique étrangère. Choix clairement définis par le père fondateur Habib Bourguiba. Choix qui ont fait de la Tunisie un pays non-aligné.»
Ce non-alignement qui a marqué pour longtemps la diplomatie tunisienne, semble avoir de nouvelles dimensions «dans un monde en pleine mutation où les intérêts des uns et des autres priment dans un monde qui se multipolarise».

D’un monde unipolaire à un monde multipolaire
Pour le directeur de la publication de Réalités, «le monde se transforme à une vitesse sans précédent, la mondialisation de l’économie, la perte du monopole de la puissance par les Etats-Unis, l’irruption de pays émergents à forte croissance et la multiplication d’accords bilatéraux ou régionaux suite à l’échec de l’OMC, font émerger un monde multipolaire constitué de  blocs géopolitiques régionaux, de zones de libre-échange créées en dehors de l’OMC, de pays émergents à forte croissance, etc».
Pour illustrer cette idée, Taïeb Zahar a cité l’exemple du BRICS, qui est un regroupement “dont la mission essentielle est d’établir des relations commerciales sans ingérence politique”. Composée du Brésil, de la Fédération de Russie, de l’Inde, de la République populaire de Chine et de la République d’Afrique du Sud, mais qui s’élargit avec l’adhésion de plusieurs pays, (Argentine, Arabie saoudite, Turquie, Iran et prochainement l’Algérie qui possèdent les plus grandes réserves énergétiques), cette alliance “dont les pays ont commencé à s’organiser et ont créé une banque de développement à Shanghai en 2015 pour se libérer de la domination des instances financières tel le FMI et concurrencer la Banque mondiale, représente près de 50%de la population de la planète et 27% du PIB mondial”. 
Ceci dit, «on est passé d’un monde unipolaire à un monde multipolaire. On assiste à une véritable fracture d’un monde où les divisions, les différends et les conflits nationalistes qui le rongent ne font qu’accentuer les tensions et où des pays fragilisés par cette situation sont pris en otage d’abord économiquement pour l’être ensuite politiquement», souligne Zahar.
A quoi vont déboucher ces énormes bouleversements de l’ordre mondial ? Taïeb Zahar n’y est pas allé par quatre chemins. En effet, pour lui, «les risques encourus par l’humanité sont énormes et aucun pays n’y échappera. On assiste aujourd’hui à une confrontation entre l’Asie et le monde occidental mené par des Etats-Unis amoindris et plus que fragiles mais qui provoquent des conflits par procuration pour se remettre en selle. Ce qui se passe actuellement entre la Russie et l’Ukraine en est la meilleure illustration. Désormais, c’est une confrontation à puissance économique égale et l’émergence d’un nouvel ordre mondial».
La question qui s’impose d’après Taïeb Zahar, est celle relative au positionnement de notre pays dans ce contexte géopolitique nouveau. «Peut-on encore parler de non-alignement et quelle diplomatie pour assurer l’indépendance et la souveraineté de notre pays ?», s’interroge-t-il.

Les amis et les ennemis…
Rebondissant sur la question de la diplomatie tunisienne, le philosophe Mezri Haddad a indiqué qu’on parle d’une chose “qui n’existe pas, en l’occurrence une politique étrangère tunisienne». Malheureusement, cette politique “s’est éclipsée en janvier 2011. Nous avions une politique étrangère jusqu’en 2011. Cette politique a été fixée, cogitée, pratiquée et connue dans le monde. On doit cette politique à Habib Bourguiba, l’unique homme d’Etat que ce pays ait connu. La Tunisie a mené cette politique étrangère avec les pays amis, mais également avec les pays qui n’étaient pas amis sans pour autant les désigner comme pays ennemis”, précise l’éditorialiste au sein de nombreuses rédactions nationales et internationales dont notre magazine Réalités.
Pour l’ancien ambassadeur auprès de l’Unesco, “ces pays ennemis, nous les avons vus dès 2011”. Mezri Haddad s’est référé au juriste et philosophe allemand Carl Schmitt pour attribuer une définition claire à la politique étrangère. En effet, pour Haddad, “il n’y a pas une politique étrangère sans qu’il y ait un rapport ami/ennemi, sans la désignation implicite et explicite de l’ami et de l’ennemi”.
On a vu, précise-t-il, les pays ennemis, « des plus puissants comme les Etats-Unis aux plus nains comme le Qatar », agir impunément comme s’ils étaient en pays conquis (la Tunisie).

Le rêve de l’autodétermination en danger
L’auteur de «La face cachée de la révolution tunisienne: islamisme et Occident, une alliance à haut risque» considère qu’“aujourd’hui, le rêve de l’autodétermination de la Tunisie est en danger. Ce qui se passe actuellement est la conséquence de dix années de souveraineté piétinée et de voyoucratie. Nous en sommes arrivés là parce qu’il y avait une destruction massive de la souveraineté de ce pays.” 
Mezri Haddad qui revient après onze ans d’exil volontaire en France, a expliqué que la diplomatie tunisienne a connu trois âges : l’âge d’or, en rapport avec l’ère Habib Bourguiba, l’âge de bronze s’étalant de 1987 à 2011 et l’âge de pierre qui a débuté en 2011 et qui se poursuit jusqu’à ce jour. 
C’est un constat amer que l’auteur de «Mon combat contre l’islamisme et ses idiots utiles» a établi : “Nous n’avons pas de politique étrangère parce que nous n’avons plus de doctrine de politique étrangère qui nous a permis d’établir des relations amicales avec quasiment tous les pays du monde. Et ce, grâce au pragmatisme de Bourguiba qui n’était pas dogmatique dans sa doctrine des affaires étrangères”.
Revenant sur les trois positions des responsables américains qui ont marqué l’ingérence des Etats-Unis dans les affaires de notre pays, Mezri Haddad a focalisé sur le terme “inclusif” que les responsables américains ne cessent d’invoquer dans leurs discours. Pour lui, ils désignent par ce mot leurs alliés et leurs “esclaves islamistes”. 

Puissances et contre-puissances
Par ailleurs, l’ancien diplomate a souligné que “le monde de la globalisation est en voie de disparition. Il a disparu même”. Pour lui, on est en train d’assister à la naissance d’ “un monde multipolaire, équitable et juste”. “Je pense que nous allons à pas sûrs vers un monde que nous avons connu, jadis et naguère, c’est-à-dire un monde multipolaire”, souligne-t-il.
Pour Haddad, il n’est plus possible qu’une seule puissance dicte ses lois à l’univers. C’est fini, c’est terminé. “Tous ceux qui nous donnent des leçons au nom de la sacro-sainte démocratie, devraient l’observer eux-mêmes. Car la démocratie repose sur le pouvoir et le contre-pouvoir. De même pour les relations internationales ». Cela dit, explique l’orateur, “il est sain, juste et équitable qu’il y ait des puissances et des contre-puissances”, analyse-t-il.
Sur le plan de la diplomatie mondiale, l’auteur de « Du choc de civilisation à la guerre de substitution » a pointé du doigt la politique étrangère américaine dans plusieurs pays dont la Syrie où “la civilisation occidentale était l’alliée de la barbarie islamo-fasciste”. Tous ces peuples ont finalement connu leurs amis authentiques ainsi que leurs ennemis. Les régimes de ces pays détruits savent, selon Haddad, qu’il n’y aura pas de reconstruction sans établir de nouvelles alliances avec ceux qui ne leur ont fait aucun mal. 
D’ailleurs, évoquant le rapport d’équilibre qui est en train de prendre forme sur la scène politique internationale, Mezri Haddad a souligné que la Tunisie et certains autres pays pourraient en profiter. Il est revenu dans ce sens, sur l’invasion de l’Irak qui traduisait l’impact impérieux de cet ordre mondial qui régnait et qui ne peut pas se maintenir. “Si la destruction de l’Irak en 2003 par les Américains et les Britanniques était possible, c’est parce que le monde ne tenait plus en équilibre”. L’orateur a rappelé les circonstances historiques qui ont favorisé l’hégémonie américaine dont la dislocation de l’URSS et l’engagement de la Chine dans sa révolution économique tranquille.
Dans le même ordre d’idées, Haddad a souligné que face à cette situation, les Etats-Unis “ont pu piétiner le droit international parce qu’ils étaient seuls et ils se sont habitués à cette situation au point de considérer qu’il est insupportable et inadmissible que d’autres puissances manifestent leur existence et disent leur mot dans les affaires qui concernent le monde arabe et l’Afrique en particulier”.
Cette conférence présentée devant une salle archicomble, a été suivie d’une séance de dédicace pour les deux récents livres de Haddad  « Mon combat contre l’islamisme et ses idiots utiles », édition L’Harmattan, 2022, qui relate ses 30 ans de lutte contre l’islam politique et  « Du conflit de civilisation à la guerre de substitution », préfacé par Hubert Védrine, édition Godefroy, 2022, qui est un essai de géopolitique relatif à la guerre russo-ukrainienne.

Moncef Gouja, ancien diplomate et journaliste
“Nous sommes au cœur de la tempête”

Convié à participer au débat sur la question de la politique africaine de la Tunisie, l’écrivain et journaliste Moncef Gouja est revenu d’abord sur les dernières déclarations des responsables américains à propos du référendum en Tunisie. L’ancien PDG de La SNIPE-La Presse s’est dit choqué par le dernier discours «belliqueux” et “guerrier” du Secrétaire d’Etat américain à la défense, Lloyd Austin.
Pour l’ancien diplomate, il semblerait que le futur enjeu des affrontements entre les puissances mondiales, à savoir les Etats-Unis contre la Russie et la Chine, portera sur l’Afrique. 
L’Africom est là, selon Gouja, pour jouer son rôle : empêcher les avancées chinoises et russes en Afrique. La Tunisie représente, à coup sûr, un enjeu stratégique important dans cet affrontement. Sauf qu’aucun de nos diplomates ou responsables officiels ne nous a parlé de cette situation. « Nous sommes au cœur de la tempête », prévient Gouja. 
En réponse à la question de savoir si la Tunisie avait une politique africaine, Moncef Gouja était tranchant. Sa réponse était affirmative : “Depuis l’indépendance, l’Etat tunisien avait soutenu tous les mouvements de libération africains, sans exception, notamment le mouvement en Afrique du Sud contre l’Apartheid”. D’ailleurs, selon le journaliste, “ce n’est pas par hasard que le leader sud-africain Nelson Mandela a visité notre pays (en 1962)”.
Le soutien indéfectible de la Tunisie bourguibienne aux mouvements de libération a été consolidé lors de l’édification de ces pays africains. “C’était la période de l’établissement de la politique africaine de la Tunisie”, a-t-il fait savoir.
 Et Gouja de poursuivre : “Avec Ben Ali, la Tunisie ne regardait pas vers l’Afrique qui avait été monopolisée par la Libye de Kadhafi”. La Tunisie, d’après cet ancien diplomate, a évité de perdre un partenaire stratégique comme la Libye au détriment même de ses intérêts sur le continent africain.
La Tunisie peut-elle se doter d’une nouvelle politique africaine ? “Oui”, répond Moncef Gouja. Toutefois, pour y parvenir, “il faut changer complètement de stratégie”.  Moncef Gouja rappellera dans ce contexte les atouts de la Tunisie pour mieux se positionner en Afrique.

Zhang Jianguo, Ambassadeur de la République Populaire de Chine en Tunisie
“Le monde ne doit pas avoir une seule couleur”

Zhang Jianguo, ambassadeur de la République Populaire de Chine, a indiqué que “le monde ne doit pas avoir une seule couleur. Il faut développer un monde multipolaire pour que toutes les nations puissent se développer en paix”. « C’est pourquoi la Chine ne se permet pas de s’ingérer dans les affaires intérieures des autres pays, y compris la Tunisie », précise-t-il en ajoutant que son pays “préconise toujours l’émergence d’un monde multipolaire”.
L’ambassadeur chinois est revenu également sur l’ingérence “provocante” américaine dans les affaires de son pays après la visite de la présidente de la Chambre des représentants américaine, Nancy Pelosi, à Taiwan. Zhang Jianguo, qui a dénoncé cette visite, a considéré que les Américains se sont comportés de cette façon pour “endiguer l’émergence de la Chine”. 
Tout comme la Tunisie, qui subit “l’ingérence du G7, des Européens et des Américains, la Chine subit aussi la même chose”, souligne le diplomate chinois qui a appelé dans ce sens à ce que les deux pays se soutiennent réciproquement et mutuellement “pour sauvegarder notre souveraineté”, insiste-t-il.
A ce niveau, l’ambassadeur chinois, en poste dans notre pays depuis deux ans, a appelé à instaurer un partenariat stratégique entre la Chine et la Tunisie. “La politique bilatérale entre la Chine et la Tunisie doit être plus ambitieuse. Nous sommes deux pays en voie de développement et nous partageons les mêmes points de vue sur un certain nombre de questions”. Le chef de la diplomatie chinoise en Tunisie a souligné également que notre pays “peut profiter pleinement de l’initiative lancée par la Chine, en l’occurrence, la Route de la soie”.
Côté investissement, Zhang Jianguo a rappelé que son pays constitue le premier partenaire commercial de l’Afrique. Toutefois, il n’a pas nié que très peu d’entreprises chinoises investissent directement en Tunisie. Et pour cause. “L’environnement et les politiques préférentielles ne sont pas aussi attrayants par rapport aux autres pays africains”, souligne-t-il. Et l’ambassadeur de conclure : “La Chine a la volonté de rester aux côtés de nos amis tunisiens. J’aimerais bien que nos relations bilatérales soient élevées au niveau stratégique”.
Faut-il rappeler, toutefois, que le poste d’ambassadeur tunisien en Chine est vacant depuis presque un an. Désigner dans les brefs délais, un chef de la diplomatie dans ce pays qui nous tend généreusement la main, n’est pas une question de choix, mais plutôt, une priorité absolue.

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