Migrants irréguliers : Clandestins en Méditerranée

Par Hatem Bourial

L’actualité reste marquée par le phénomène de la migration clandestine avec un mois de septembre très mouvementé. De toute évidence, la crise économique et des espoirs démesurés poussent de trop nombreux candidats à tenter la traversée de la Méditerranée générant un bilan humain tragique. 
Comment sortir de cette spirale infernale ? Comment mieux appréhender cette réalité ? Une action en amont est-elle possible ? Autant de questions qui restent sans réponse alors que le carrousel des embarcations de fortune continue. 

Déjà en 2020, les chiffres officiels faisaient état d’une augmentation sans précédent du nombre de migrants illégaux ayant atteint l’Italie. Selon le ministère italien de l’Intérieur, 34.134 personnes de diverses nationalités avaient alors réussi à atteindre illégalement les côtes italiennes.
30% de ces migrants sont des Tunisiens, selon la même source, qui ajoute qu’en 2020, 12.883 migrants irréguliers tunisiens, dont 1431 mineurs, ont été recensés sur le sol italien. Le gouvernorat de Sfax représentait alors le plus important point de départ des opérations d’émigration (43,47%), suivi de Tunis (26,08%), Nabeul et Mahdia (13,04%) et Monastir (4,34%).

Des drames fréquents et des flux qui ne tarissent pas 
La tendance ne s’est pas inversée depuis avec des drames fréquents et des flux de migrants qui ne se tarissent pas. Des Tunisiens et aussi des Africains subsahariens forment l’essentiel de ces contingents qui prennent leur départ à partir de nos côtes. Ce mois de septembre 2022 n’a pas dérogé à cette routine souvent meurtrière et son lot de naufragés. 
Ce sont plus de 220 migrants irréguliers qui ont par exemple été secourus pour la seule soirée du 22 septembre 2022, par les unités de la Garde maritime.
Selon le porte-parole de la Garde nationale, 204 migrants irréguliers, dont 157 étrangers, ont été secourus par les unités relevant des districts maritimes du Centre. Ces unités ont, par ailleurs, déjoué six opérations d’émigration irrégulière.
Les unités de la Garde nationale des régions de Sfax, Zarzis, Kerkennah et la Goulette ont également arrêté des personnes sur le point de prendre la mer par voie irrégulière. Vingt-deux migrants irréguliers, âgés de 5 à 45 ans, ont été également secourus, à la même date, au large de Monastir par les unités de la Garde maritime, après le naufrage de leur embarcation. Deux autres personnes avaient été portées disparues.
Parmi ces migrants irréguliers, partis des côtes de Teboulba (gouvernorat de Monastir), figuraient cinq Syriens et dix-huit Tunisiens, originaires des gouvernorats de Kairouan et de Monastir.
Cette routine parfois macabre défraie la chronique au quotidien et nécessite des moyens considérables pour être endiguée. Des avions militaires contribuent régulièrement aux opérations de recherche comme ce fut le cas le 27 septembre dernier alors que seize personnes étaient portées disparues depuis cinq jours.
Ces migrants irréguliers étaient partis à bord d’une embarcation depuis les côtes de Zarzis, et leur trace a été perdue au large de Djerba.
La fréquence de ces tentatives de traversée de la Méditerranée et leur tragique bilan humain font que la question de l’émigration clandestine reste en permanence à la une de l’actualité.
Outre la question des responsabilités dans de tels drames, il importe de mieux comprendre les ressorts profonds du malaise qui mène des jeunes à risquer leur vie pour aller chercher un hypothétique nouveau départ sur l’autre rive de la Méditerranée.
En effet, au-delà du bilan humain qui est véritablement catastrophique, il importe aussi de comprendre les ressorts profonds de ces tragédies à répétition nées de la migration clandestine vers l’Europe.

La détresse des jeunes et un chômage endémique 
Evidemment, la détresse des jeunes et le chômage endémique sont pour beaucoup dans ces drames dont la fréquence est inquiétante. L’existence de filières organisées, mettant à profit le désespoir des jeunes Tunisiens et des migrants venus d’ailleurs, constitue également un point essentiel dans ce vaste problème. Ainsi, les filières de passeurs se banalisent selon certains témoignages et agiraient au grand jour. Dans ce domaine, la situation est loin d’être reluisante et les responsabilités sont des plus enchevêtrées dans ces réseaux qui pratiquent la contrebande aux frontières et dont certains ont probablement assuré la logistique des départs de combattants tunisiens vers les zones de conflit en Libye et en Orient. Les raisons de ces migrations sauvages sont nombreuses, ont des identités multiples et ne sauraient être véritablement circonscrites.
Depuis 2011, aucun de nos gouvernements n’a pleinement pris la mesure de cette situation. Cette négligence a plusieurs effets pervers. D’abord, les drames gagnent en ampleur car, statistiquement, les tentatives de passage vers l’Europe sont de plus en plus nombreuses. Bien sûr, la vigilance des garde-côtes permet de ralentir le mouvement mais il semble qu’elle ne décourage pas les passeurs. Ainsi, le bât blesse au niveau des politiques gouvernementales qui, en règle générale, semblent se désolidariser des victimes et de leurs familles. Passé le premier choc, les vieux réflexes reviennent très vite et rien de sérieux n’est fait. Rejetant la responsabilité sur les familles, les responsables ont pris l’habitude de se défausser en lançant un cynique : «La responsabilité incombe aux familles qui paient pour ces passages vers l’Europe. On ne peut pas acheter la mort et ensuite se tourner vers les autorités».
Il est vrai que les pouvoirs publics tentent de juguler le mouvement et tarir une source morbide qui a fait plus de 33.000 victimes en Méditerranée dont 1500 Tunisiens, selon des sources de la société civile. En ce sens, la Tunisie est en négociations permanentes avec l’Union européenne, notamment avec l’Italie, aussi bien pour sécuriser ses côtes grâce à des programmes de coopération que pour trouver des solutions en amont.

Existe-t-il des solutions en amont ? 
Cette logique qui associe arrêt des flux migratoires et aide au développement a débouché sur quelques réalisations et a besoin de temps pour atteindre sa vitesse de croisière. L’ampleur grandissante des drames de la mer revient régulièrement interroger cette stratégie à long terme tout en posant d’autres questions.
Qu’en est-il des nombreuses victimes de la migration clandestine ? Quelles sont les formes de soutien engagées en faveur de leurs familles endeuillées et fragilisées ? Des questions qui restent sans réponse et concernent un demi-millier de cas recensés de disparus en mer. D’ailleurs, des sources indépendantes affirment que ce chiffre devrait être revu à la hausse et soutiennent que les Tunisiens disparus en mer ces dernières années, seraient trois fois plus nombreux.
Du relâchement de la surveillance des côtes au manque de prise sur les milieux de la contrebande et de la traite humaine, les pouvoirs publics sont ainsi les premiers désignés dans la persistance de ces drames. Une action exemplaire contre les filières de passeurs serait par exemple une première réponse en attendant d’attaquer les racines du problème. 
Ceci dit, notre arsenal juridique semble ne pas être suffisamment dissuasif pour les passeurs qui sont de mieux en mieux organisés. Depuis 2011, le système frontalier/sécuritaire est à bout de souffle et souffre d’un manque de moyens logistiques et de l’absence de contrôles réguliers. Faudrait-il plutôt durcir les lois ou bien engager un dialogue de fond, particulièrement avec l’Italie, pour qu’il y ait des synergies futures dans le traitement bilatéral de ce problème ? Les récentes élections législatives chez nos voisins du Nord pourraient d’ailleurs impliquer une nouvelle donne tant les positions des vainqueurs du scrutin semblent tranchées en matière migratoire. 
Il n’en reste pas moins qu’il existe en Tunisie de trop nombreuses embarcations prêtes à une traversée clandestine de la Méditerranée, notamment vers les îles siciliennes. Il importe pour les autorités de mieux connaître ces filières. Il est malheureux que, malgré l’étendue des drames, on en soit encore réduit à des hypothèses et des conjectures, ce qui signifie qu’aucune action vigoureuse n’est entreprise à ce niveau. Quid de l’accès à l’information ? Qu’en est-il des centaines de cas de disparus dont on ne sait rien et au sujet desquels rien de sérieux ne semble entrepris ?

La rareté des statistiques et des études de profils
Grâce aux rares travaux d’universitaires ou aux actions de terrain des activistes de la société civile, nous savons qu’il existe des filières locales et des filières transfrontalières dans ce monde de passeurs. De même, dans certains cas, des filières autonomes peuvent voir le jour de manière ponctuelle pour effectuer un passage. Toutefois, rien ne vient confirmer ces informations. Dans ce domaine, la rareté des statistiques et des données est ahurissante, un peu comme si l’on cherchait à occulter cette réalité.
D’autre part, les études à propos du profil des candidats à l’émigration clandestine sont tout aussi rares. Qu’est-ce qui encourage des jeunes et parfois des familles, voire des villages entiers, à tenter de franchir illégalement les frontières ? Au fond, nous ne le savons pas avec précision. On peut évoquer le désespoir, la pauvreté, le chômage ou la marginalisation mais ce sont des notions fourre-tout qui ne permettent pas d’appréhender globalement la détresse des jeunes. Quelle est par exemple l’interaction entre la crise économique actuelle et les vagues de départs illégaux ? En outre, il ne s’agit plus seulement de jeunes de faible niveau scolaire et issus des régions défavorisées qui tentent ces passages à quitte ou double. Ce sont aussi des diplômés sans emploi, des femmes, des adultes, voire des familles entières. Pour l’instant, nous savons peu de choses de la typologie de ces candidats à l’émigration qui sont rarement pris de manière individuelle dans le traitement médiatique de ces traversées.
Jamais autant de victimes n’ont été recensées dans ces drames de la mer et l’effet de choc continue à se propager dans une opinion publique qui reste relativement indifférente et traversée par une sous-culture de la «harga». Sans liberté de circulation, astreints à des visas léonins, incapables de définir un avenir professionnel, les jeunes sont depuis plus d’un quart de siècle sous l’influence de ce qui est pensé comme un Eldorado sur l’autre rive. Mariages blancs, regroupement familial, départs à l’aventure sont ainsi à l’ordre du jour depuis fort longtemps. Certains airs de chansons ressassent ainsi le désespoir et la seule issue qui compte, celle du départ. Comme les profils du «trabendo» ou du «hittiste» algérien, celui du «harrag» a droit de cité. La «harga» est le passage vers l’autre rive par des moyens clandestins. On admire la réussite de celui qui est parti, on veut l’imiter et on mythifie son image. Dans les cités populaires de Kabaria, Helal ou Ennour, on chante les exploits de ces nouveaux héros populaires partis faire fortune sous des cieux plus cléments.
Il en résulte des constructions mentales falsifiées ou du moins basées sur de fausses prémisses, surtout chez les plus jeunes dans les quartiers défavorisés et les régions périphériques. Quant aux familles, elles entrent aussi dans le jeu et n’hésitent plus – sous la pression sociale – à financer le passage de leur progéniture. Le flux ne devrait d’ailleurs pas s’arrêter de sitôt et les filières de passeurs continueront à vendre la mort et l’illusion. Comment extirper cette culture de son terreau ? Nul ne le sait mais tous pressentent qu’il s’agit d’un problème aux ressorts profonds et ramifiés dont il sera difficile de prendre la mesure.

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