Les droits des minorités et la lutte contre toute forme de discrimination est un sujet qui revient fréquemment dans l’actualité. La notion est de plus en plus discutée au sein de l’Assemblée. Et pourtant, peut-on vraiment parler de minorités religieuses et ethniques en Tunisie quand la loi tout comme la société ignorent leur existence?
«Le vide juridique fait qu’aujourd’hui, les minorités en Tunisie ont très peu de droits mais sont aussi peu valorisées» déclare Yamina Thabet, présidente de l’association tunisienne de soutien aux minorités. Juridiquement, il est même difficile de parler de «minorités» en Tunisie au sens où l’historien Habib Kazdaghli l’entend, car «cela implique une opposition à une majorité. En Tunisie, il s’agit plutôt de communautés qui co-existent discrètement et pacifiquement». Pourtant après la Révolution, beaucoup sont passées de la discrétion à la prise de parole publique en fondant des associations et en se mobilisant, notamment contre le racisme. On compte à ce jour une association pour la préservation du patrimoine judéo-tunisien, Dar el Dekhra, deux associations pour la culture amazigh et berbère, une association contre le racisme et la discrimination Adam, et une association de soutien aux minorités dont l’action a été très médiatisée lors des appels à la «mort aux juifs» pendant des manifestations extrémistes. Pourtant, ces «communautés» arrivent-elles aujourd’hui à s’intégrer dans une société où le discours religieux se renforce autour de l’identité arabo-musulmane laissant peu de place à d’autres religions que l’Islam? Entre les communautés implantées depuis plusieurs siècles et les nouveaux arrivants, chacun voit différemment sa place dans la Tunisie actuelle. Certains admettent un certain rejet ou un tabou autour de leur appartenance religieuse, d’autres revendiquent une intégration de fait. La prochaine Constitution saura-t-elle faire valoir leurs droits?
Une recrudescence des persécutions
Beaucoup de communautés, aussi bien chrétiennes que juives ont signalé des dépassements racistes après la Révolution. Appels à la haine envers les juifs, profanation du cimetière chrétien de Montplaisir à Tunis, ou souillure de l’icône de l’église russe orthodoxe sur l’avenue Mohamed V, l’année 2011-2012 a été celle des extrêmes. Les concernés évoquent du «jamais vu», dans une Tunisie pourtant connue pour sa tolérance envers les minorités religieuses. La Révolution semble avoir pourtant attisé les animosités religieuses et ethniques au motif que la Tunisie «est un pays avant tout musulman», discours récurent chez les plus radicaux. Il n’existe à ce jour aucun texte définissant le droit des minorités ou codifiant les atteintes et les discriminations fondées sur la langue ou la religion. L’exemple le plus probant est celui des insultes proférées à l’encontre de la communauté juive qui se voit souvent assimilée aux sionistes et victime de racisme. A la suite de l’attaque du palais Abdellia, le journal Al Massaa (le Soir), avait publié sans être poursuivi, un article accusant le cinéaste Serge Moati d’être derrière les évènements et donnant l’adresse de sa maison en Tunisie. Quant à la plainte déposée par l’association contre l’appel à la haine envers les juifs lors des manifestations, elle est restée sans suite. Le pèlerinage juif qui se déroule à la Ghriba chaque année à l’île de Djerba n’a vu que quelque centaines de fidèles venir pour l’année 2012 contre 10.000 durant les meilleures années. Beaucoup de juifs tunisiens présents sur place ont évoqué la «peur des salafistes et du discours politique ambiant» qui ont dissuadé leurs amis de rentrer au pays. «C’est simple, si la charia entre vraiment dans la Constitution, on part» déclare une fidèle ukrainienne qui entretient l’église orthodoxe de Tunis. Malgré ses trente ans de résidence, elle n’hésitera pas à fuir si elle ne peut pas pratiquer librement sa religion. Pourtant elle insiste sur le phénomène isolé qu’a représenté l’attaque de l’église «C’était un extrémiste qui a commencé à frapper sur les croix et qui a menacé de revenir si nous ne fermions pas l’église. Après on a eu des sacs de poubelles posés dessus puis la souillure de l’icône. Mais l’opinion publique s’est mobilisée. Nous avons reçu des messages de soutien et même des fleurs d’une association de femmes musulmanes». Pour elle, l’extrémisme reste une dérive post-révolutionnaire qui ne vise pas seulement les minorités mais aussi les citoyens tunisiens et leur identité. «J’ai vécu la perestroïka en Russie et chaque fois qu’il y a une transition, les extrémistes sont là. Cela ne durera pas». Son avis est partagé par le Père Jawad Alamat, un jordanien expatrié en Tunisie depuis seize ans qui s’occupe de l’église Saint Jeanne d’Arc. «Nous n’avons jamais eu de problèmes avec les Tunisiens et nous offrons des services funéraires pour les couples mixtes. Par contre, il y a un moment où il faut respecter la loi du pays. J’ai eu des demandes de mariage entre une musulmane et un chrétien mais étant donné que c’est illégal, je ne l’ai jamais accepté. C’est là où l’on voit que l’on est une minorité qui vit dans un pays avant tout musulman».
La Tunisie, un brassage pluriel sans histoire
Les messes de l’église Saint Jeanne d’Arc se déroulent en italien, en arabe et en français, à l’image de la communauté chrétienne en Tunisie, plurielle et hétérogène. Si la communauté chrétienne a progressivement diminué après l’indépendance en Tunisie passant de 280.000 catholiques présents sur l’archidiocèse de Tunis en 1949 à 20.000 en 2004, l’église Sainte Jeanne d’Arc a vu le nombre de ses fidèles augmenter dans les années 2000 notamment avec l’arrivée de la Banque africaine de développement en Tunisie. Aujourd’hui, l’église compte jusqu’à 500 fidèles en week-end et une vingtaine pour les messes en semaine. Pas de changement d’horaire pendant le mois de Ramadan contrairement à l’église orthodoxe qui recule l’heure de la messe pour s’adapter au mois sacré et entretient les vêpres pour une cinquantaine de fidèles. Si la pratique du culte est libre, ces communautés ne se qualifient pas souvent de «tunisiens». «Nous servons le pays par patriotisme et respect mais nous avons toujours la carte de l’étranger et nous pouvons partir à tout moment» témoigne le prêtre pour qui, la plupart de ses fidèles sont composés d’expatriés. Outre le sentiment d’étrangeté, l’impression d’être un peu mis de côté domine certaines de ces communautés. Protégées mais peu représentées, leur existence serait plus tolérée qu’acceptée. Pour l’historien Habib Kazdhagli, cette marginalisation indirecte est liée à un manque de reconnaissance dans l’histoire du pays : «Après l’Indépendance, on a rejeté ce qui allait avec la colonisation donc certains chrétiens sont partis. Pour la communauté juive pourtant implantée depuis longtemps en Tunisie, L’histoire tunisienne n’intègre pas encore et d’une façon volontaire et spontanée la mémoire des groupes minoritaires restée en dehors de la mémoire nationale encore dominée par le groupe majoritaire à savoir arabo-musulman. Il y a des récits un peu à part du parcours de ces communautés: il y a aujourd’hui une forte revendication mémorielle chez les juifs originaires de Tunisie, qui souffrent de ne pas voir leur traces dans les manuels, dans les écrits etc…» Le problème s’était aussi posé pour la communauté amazigh qui s’était indignée lors de la décision en avril dernier, de proposer l’enseignement de la langue turque dans les manuels scolaires alors que la langue berbère est toujours négligée. C’est pourquoi, les associations actuelles travaillent surtout à la revalorisation de la culture et de la mémoire des minorités dans le patrimoine national. Outre ces oublis historiques, les minorités souffrent surtout d’un manque de représentation dont la cause est principalement juridique. Si le code pénal tunisien protège l’exercice du culte et punit les infractions des sépultures (Articles 165 et 167), rien n’est dit en ce qui concerne les appels à la haine ou les persécutions religieuses. Mais pour Yamina Thabet, le discours actuel véhicule un certain «racisme» et un «extrémisme» notamment envers certaines minorités dont on préfère ne pas parler.
Les minorités taboues
«Les Tunisiens sont tous musulmans», cette expression devenue presque un leitmotiv du discours actuel témoigne du cliché qui sous-entend qu’en Tunisie, lorsque l’on naît dans une culture musulmane, de père et de mère musulman, on reste musulman. C’est le cas d’Amine, un tunisien chrétien. Amine a 28 ans, il est chrétien et s’est converti en 2009. Originaire de Djerba, sa famille l’a renié après qu’il ait fait ce choix. «J’ai commencé à connaître la religion chrétienne via un prêtre qui résidait à Djerba et s’occupait de la maintenance de l’église. En grandissant, j’ai lu les textes saints et c’est dans cette religion que je me suis retrouvé». S’il confirme qu’il y a bien des cas de conversion au christianisme parmi des jeunes tunisiens, il refuse d’en dire plus car tout ce qui s’assimilerait à du prosélytisme en Tunisie, reste interdit par la loi. «Pourtant je ne suis pas seul. On forme déjà une communauté entre Tunisiens et nous allons souvent à la messe ensemble». L’important pour lui est de pouvoir pratiquer librement même s’il n’osera pas porter une croix autour du cou dans la rue. Certains de ses amis se sont fait tabasser souvent par des connaissances ou le voisinage en raison de leur conversion mais aucun ne porte plainte, surtout par peur de ne pas avoir de soutien. Quant aux religions dites «hérétiques», le tabou est aussi de mise même si certains assument pleinement leur foi. C’est le cas de Mohamed Ben Moussa, un architecte élevé dans la religion musulmane qui s’est converti à la fois Baha’ie dans sa jeunesse. Le Bahaïsme a été introduit en Tunisie dans les années 1920 pour former une petite communauté de quelques centaines de personnes réparties dans toute la Tunisie. «Le principe de notre foi, c’est de la déclarer. Il est donc difficile pour moi de la cacher». Si son choix a été difficilement accepté par sa famille, il évoque une bonne entente avec ses amis musulmans et un dialogue «facile» avec eux mais cette religion reste encore peu acceptée dans la société tunisienne. En 2009, l’avocate et militante des Droits de l’Homme Bochra Bel Haj Hmida a défendu le cas d’un Tunisien converti au Bahaïsme dont la femme a voulu divorcer en raison de ce changement de religion. L’avocate a perdu la plaidoirie et la jeune femme a obtenu le divorce.
Les minorités «interdites»
Plus que des minorités encore «taboues» et non reconnues, on peut parler aussi de minorités «interdites» socialement comme l’athéisme. Deux internautes à Mahdia en ont fait les frais récemment, condamnés à sept ans de prison pour avoir «caricaturé le prophète et avoir menacé l’ordre public» en revendiquant un peu trop ouvertement leur athéisme. Chekib, un tunisien devenu athée vers l’âge de 18 ans voit leur arrestation comme une atteinte aux libertés digne d’«une dictature religieuse». Il a eu de la chance, venant d’une famille musulmane pratiquante mais modérée, son choix a été accepté : «J’ai grandi avec une éducation musulmane mais on parlait ouvertement de religion avec mes parents. J’ai commencé à douter vers l’âge de 18 ans notamment par rapport à la violence qui allait de pair avec les guerres de religion, mais aussi les attentats du 11septembre». S’il évoque une difficulté de débattre avec ses amis les plus radicaux, il considère son athéisme comme quelque chose de privé et ne souhaite pas «provoquer» en allant en parler publiquement. Il a d’ailleurs choisi de rester dans l’anonymat pour cette enquête. C’est le cas aussi d’Othman, un autre tunisien de 28 ans qui avoue n’avoir jamais eu la foi malgré sa lecture du Coran, de la Bible et de la Thora : «Je crois en mère nature rien de plus. Pour ma famille, c’est accepté par mon frère et mes sœurs et pour les parents, ils savent que je ne pratique pas, que je ne jeûne pas, que je suis contre la plupart des conditions de l’Islam mais je ne leur ai jamais dit explicitement, ça peut choquer». Contrairement à Chekib, la majorité de ses amis ou des gens qu’il fréque sont athés. Pourtant, leurs cas restent des exceptions pour la société tunisienne où l’athéisme est très mal accepté tout comme la non-pratique du jeûne en période ramadanesque. A l’occasion de l’arrestation du journaliste Sofiane Chourabi pour consommation d’alcool sur une plage publique, le juriste Slim Laghami a posé une question qui reste à débattre lorsque l’on aborde le sujet de la religion en Tunisie : «A-t-on en Tunisie le droit de ne pas avoir de religion ? Quel sens a la liberté de religion : L’obligation de paraître musulman ? A supposer que cela soit vrai : Quelle règle Chourabi enfreint-il en buvant à 4h00 du matin? A quelle morale porte-t-il atteinte ?»
La place des minorités dans la Constitution
Du côté des politiques, c’est pourtant la modération qui prime dans le discours malgré une politique de répression dans les faits pour les non-pratiquants. Rached Ghannouchi, le leader d’Ennahdha, a déclaré le 26 mars 2011 que son parti était pour la défense des minorités et il s’est entretenu avec le prêtre de l’église orthodoxe après les évènements survenus. Au sein de la Constitution de 1956, la liberté de culte est garantie mais la défense des minorités est absente. Le résultat est à l’image du paradoxe tunisien, une acceptation de fait de la pluralité des religions sans vraiment les valoriser selon Iyadh Ben Achour : «Au moment de son indépendance, la Tunisie héritait d’un système politique et constitutionnel caractérisé par l’existence d’une religion d’Etat, doublée de la reconnaissance officielle de religions minoritaires ayant leurs propres institutions. La Tunisie héritait également d’une longue tradition réformiste. La constitution de l’Etat indépendant a maintenu ce système, mais en y apportant des correctifs substantiels qui ont abouti assez souvent à des résultats paradoxaux. Tout en maintenant le principe selon lequel la religion de l’Etat est I’Islam, les réformes bourguibiennes ont tendu à affirmer clairement deux principes : la prise en charge de la société par l’Etat, au niveau des mœurs, des traditions familiales et domestiques, et la laïcité de fait de l’Etat. Le résultat paradoxal est que cette politique a abouti d’un côté à l’évacuation des religions minoritaires, et d’un autre côté à une réislamisation des institutions, en particulier le Statut personnel». C’est pourquoi, la prochaine Constitution devra garantir la reconnaissance des minorités comme faisant partie de l’identité tunisienne souvent comparée à une «mosaïque». Valorisation, acceptation et lutte contre toute forme de discrimination, le chemin est encore long pour les minorités tunisiennes qui doivent cohabiter avec un discours politique orienté vers une religion unique. Tout comme les minorités ethniques, les noirs ou les berbères doivent s’affirmer dans une atmosphère où chacun définit selon son gré des critères de «tunisianité» et «d’identité». Le débat sur les minorités a fait pourtant surface après la Révolution et du côté de la société civile, la mobilisation est active. La cohabitation et le vivre-ensemble restent la principale caractéristique et l’espoir d’une société tunisienne qui garde ce pluralisme. Les exemples sont nombreux comme les deux Tunisiens musulmans qui montent la garde depuis trente ans devant le cimetière chrétien de Montplaisir ou encore les autorités régionales de Gabès qui se sont mobilisés lundi 6 août contre la mise en vente de l’église de Gabès qui existe dans le quartier de Bab Bhar depuis 1907.
Lilia Blaise