L’ironie, l’un des seuls luxes qui restent en abondance en Tunisie d’aujourd’hui, est que le T-shirt porté par Mark Zuckerberg, sur lequel était inscrite une locution latine attribuée à l’homme politique et écrivain romain Marcus Porcius Caton, «Carthago Delenda Est» (Carthage doit être détruite), est venu au «bon moment» pour signer une partition d’une profondeur tragique dont la leçon dit plus que les affres des espoirs perdus, et pour permettre à la plupart des Tunisiens de se mettre en branle, la fleur au fusil !
Après le déluge de sornettes déversé par les faux sachants sur cet « ignoble incident», inutile de rajouter sa pierre. Mais on ne s’interdira cependant pas d’expliquer les raisons de ce «séisme silencieux» !
Les Tunisiens ont toujours eu un rapport particulier avec les événements tragiques de leur longue Histoire. Ils les portent. Parfois, ils réussissent même à les incarner en traquant l’abjection jusqu’au ridicule. Pis, ils tomberont très vite dans une pathologie obsidionale voyant ennemis partout. Cela crée de l’ivresse dans le gigantesque vide grenier de leurs frustrations, difficilement contenues, et l’immense bric-à-brac de leurs souffrances intimes, gavées de misérabilisme victimaire. La question, pour eux, n’est pas de comprendre la signification de cette célèbre locution, reprise par plusieurs écrivains et philosophes, dont Nietzsche, pour indiquer la volonté humaine d’atteindre un but précis, mais plutôt comment présenter un symbole de «l’Occident conquérant» à travers le nuage brumeux de sa morale et démasquer son arrière-plan avec ses sauvages obscurités. Sans sombrer dans «un humanisme béat». Est-ce le spectre du vampirisme occidental, auquel il faut résister, qui les hante en les conduisant à prendre à bras-le-corps ce misérabilisme victimaire, avec ses zones d’ombre et ses projections sordides ?
Au regard de notre quotidien, cela fait partie des moments les plus sombres qu’on puisse vivre. On en veut sûrement à ceux qu’on accuse délibérément d’être aux premières loges de notre souffrance, les témoins passifs de notre désespoir. Ceux qu’il faut attaquer quand on décide d’aller mieux. Rongée par le ressentiment, notre société paraît n’avoir d’oreille que pour la secte apocalyptique qui, sur à peu près tous les sujets, veut lui faire prendre des futilités pour des dangers mortels. L’exaltation des passions, la revendication du monopole de l’identité, la contestation radicale de la civilisation occidentale, dont les valeurs sont rejetées, n’ont pas fini de produire des ondes qui pèsent lourdement sur l’humeur nationale et sur notre devenir même. Comment se libérer des fantômes de cette névrose qui condense toute la précarité, toute l’angoisse d’une société infiltrée, depuis le 14 janvier 2011, par des tartuffes incapables de comprendre le sens de l’histoire et d’appréhender les aspirations d’une population excédée par l’infélicité dans laquelle les islamistes et leurs idiots utiles ont plongé le pays. Mais notre société est-elle à ce point infantilisée qu’elle ne peut se débarrasser définitivement de ses fantasmes ? D’où viennent ce sentiment victimaire qui nous étreint devant le spectre hideux du colonialisme, dont on croyait être débarrassés depuis soixante-huit ans, la perte de nos valeurs, l’engloutissement de notre glorieuse histoire, recouverte désormais par des forêts d’inculture et d’ignorance ? D’un ressentiment à l’autre, notre société ne risque-t-elle pas un jour de se noyer dans son fiel ? N’est-il pas temps pour elle de se réconcilier avec les moments lumineux de sa longue histoire ? Pour sortir, urgemment, de cette impasse, il faut livrer une bataille sans merci à ces tenaces préjugés qui nous collent à l’âme et nous installent à demeure du côté des caricatures.
332