Mobilisation et socialisation : De la tribu à l’Etat

Par Khalil Zamiti

Par l’entremise du geste et du langage, toute société façonne la personne singulière à son image. Ce pouvoir démiurgique source une vision du monde métaphysique où règne sans partage un créateur omnipotent et omniprésent. À l’origine de l’univers divin, était l’esprit humain. Parmi les voies de la socialisation créatrice figurent la famille l’école et l’agora. Dans la Tunisie post-révolutionnaire, le sang des assassinats politiques empreigne l’offensive menée par les tenants de la socialisation théocratique, ou takfiristes, contre les partisans de l’éducation moderniste. Maintenant, l’adoption de la Constitution, l’institution du nouveau gouvernement, l’adieu au laxisme pro-jihadiste et la mini-reprise du tourisme, bloquent la progression de la «réislamisation ». Les ouailles de l’inquisition subodorent, là, une trahison commise par leur directeur accusée de compromission avec les divisions alignées par Satan. Le sommet d’Ennahdha désamorce la tension et inscrit le compromis au registre de la guerre civile épargnée à la patrie. Certains, parmi les moins soumis, soupçonnent l’immolation de leur position sur l’autel de manœuvres personnelles. Mais, au même instant, les bases élargies du parti adhèrent à la stratégie du cheikh et préparent avec lui, les élections où les privilégiés auront affaire aux damnés de la terre. Ces prises de position informent les méandres de la transformation où les protagonistes aiguisent ou cassent leurs dents.

L’ère de l’incorrection

Aujourd’hui et depuis le 14 janvier une interrogation surplombe les engagés dans la compétition. L’irruption et l’hypertrophie de la goujaterie auraient-elles partie liée avec la seule déliquescence de l’État ? Nous sommes entrés dans l’ère où l’extension de la muflerie suggère ce verdict sévère : La Tunisie n’est plus la Tunisie. Sans remonter à Tyr et à Sidon, puis au moment où il fallait détruire Carthage avant de bâtir Kairouan, une formulation de Bourguiba, le père de la décolonisation, ouvre le débat. Avec « une poussière d’individus » le fabriquant suprême créa la nation. Depuis, les partisans galvaudent l’expression plagiée par « le créateur du changement » et les opposants vitupèrent l’outrance de la prétention.

À ce propos, et eu égard à une troisième hypothèse, les deux clans rivaux seraient à renvoyer dos à dos. Un modèle idéal hantait l’itinéraire et la pensée du leader. Ce réformateur aspirait à une situation où le citoyen et l’État-Nation occuperaient l’espace du monde social tunisien sans intermédiation ni tribale, ni religieuse, ni régionale : Emporté par le vent de sa passion, il fonce vers son idéal incorporé au point de prendre le programme à faire pour l’œuvre presque faite. Or la métaphore des poussières occulte l’inexistence de table rase et sous le couvert du nouveau, continue à siffloter le train de l’ancien. En dépit de son réalisme pragmatique, Bourguiba tend à percevoir le réel à travers le prisme de son aspiration et cette relative arythmie origine l’indistinction de la mobilisation et de la socialisation.

Le retour du refoulé

Maintenant, au Kef, à Sidi Bouzid, à Tataouine, à Gafsa et quasi partout ailleurs, l’interférence des « arouchs » avec les prérogatives des autorités officielles, pointe vers une appréciation essentielle : Mobiliser autour d’un projet n’est pas transformer en profondeur la diversité. Les pratiques routinières, les dispositions subjectives et l’échelle des valeurs  n’abdiquent, aussitôt, face à aucune baguette magique. Les tribus ne resurgissent pas, elles n’ont jamais disparues.

Par la scolarisation, Bourguiba tâchait de combler le fossé creusé entre la mobilisation partisane, plutôt unidimensionnelle, et la socialisation, procès complexe, durable et multidimensionnel,  De nos jours, outre le pied de nez adressé par le tribalisme et le régionalisme, le salafisme lève le voile sur la part utopique de l’hégémonie étatique. Le citoyen et l’État-Nation, sur le papier, ne sont pas eux-mêmes appréhendés au niveau de la transformation concrète. Face à la distinction, le plagiaire de Bourguiba se dira lui-même « le faiseur du changement » (Sani‘ Attagyîr). À leur tour, les prédicateurs wahhabites adoptèrent une pratique fondée sur l’assimilation de la socialisation à la « réislamisation ». Les contenus des messages diffèrent mais l’analogie formelle des procédés unit les frères ennemis. À la même table ronde, Bourguiba, en costume-cravate arrive avec l’État de Droit et Ghannouchi, l’homme au “qamis”, vient avec l’inavoué khalifat. Tous deux savent sur quoi ils ne s’entendent pas et sur cela, au moins, ils s’entendent. Le décalage infiltré entre le réel et tout modèle ouvre la brèche au rival monté sur le cheval de Troie.

L’islamiste essaya d’effacer la trace de Bourguiba mais les bâtons échouèrent à imposer le khalifat. De même, tribalisme et le régionalisme narguent l’État de Droit.

Nulle part n’existe une adéquation plénière entre le code et le codifié. Le va et vient entre ces deux paliers, fournit le matériau vivant de la transformation.

Divertissons-nous

Pour cette raison théorique et pratique, l’opposition d’une statique à une dynamique n’existe pas. Voilà pourquoi la fin de l’Histoire figure au dictionnaire des canulars et le sens commun le savait bien : « Il n’est de repos que dans la tombe ». Le décalage introduit entre le « réel » et le modèle, favorise l’émergence de la violence. “Sissi” destitue Morsi et promet la disparition des Frères musulmans au cas où il remporterait les élections. L’Issue de celles-ci revient donc à signifier la prise de position pour l’adoption d’un modèle du vivre ensemble et pour le rejet d’un autre. Théocratique ou progressiste en Tunisie, pro-occidental ou non du côté de chez Poutine, attribué au peuple mais imposé par l’armée dans « la mère du monde», pour dire l’Egypte,  le choix du modèle valorisé apparaît engagé au carrefour du droit et de la force entremêlés. Usages du peuple, occurrences endogènes et rapports internationaux d’inégalité, complexifient l’investissement afférent à la transformation permanente.

Maintenant, nous guettons l’issue des élections après la fin de la transition, mais par delà ces représentations du temps accéléré ou lent, l’attente nous taraude à tout moment. Selon Pascal, nous tâchons d’y remédier par le « divertissement » et, pour Baudelaire, « l’ennui » « ferait volontiers de la terre un débris ».

Kh. Z.

Related posts

L’État prend en charge l’écart du taux appliqué sur les prêts et financements d’investissement pour 10 entreprises

Arrestation de Me Ahmed Souab: ce que l’on sait (Vidéo)

Projet de loi sur l’organisation des contrats de travail et la fin de la sous-traitance: du nouveau