D’ordinaire réservé mais serein, Mohamed Ennaceur, Président de l’Assemblée des Représentants du Peuple se confie rarement aux médias. Cet homme affable, grande figure de la politique en Tunisie, père du système de sécurité sociale, est resté malgré les soubresauts d’une vie politique très mouvementée, à l’écart des dissensions et des conflits, notamment ceux qui divisent son parti Nidaa Tounes, qu’il considère comme « nécessaire à l’équilibre de la vie politique et à la stabilité ».
À l’ARP, où la tension entre les différents groupes parlementaires est permanente, il préfère ne pas surfer entre les lignes rouges dans les dossiers brûlants qui divisent les députés, cherchant constamment les voies du consensus, du compromis, sans pour autant se départir de son calme ni de sa sagesse. A Réalités il a accepté de bonne grâce de se prononcer sur les sujets qui préoccupent les Tunisiens, sur le fonctionnement de l’ARP, les prochaines élections municipales, la crise du conseil supérieur de la magistrature… Interview
Dans une situation caractérisée par un affaiblissement de l’Etat ; une résistance aux réformes, une persistance des tensions sociales et un désenchantement au niveau des régions, comment peut-on restaurer la confiance ?
Restaurer la confiance constitue aujourd’hui la condition nécessaire pour sortir de l’ornière, et pour relever les nombreux défis, pour réussir notre transition démocratique par un sursaut salvateur.
La confiance de qui ? La confiance en qui ?
La confiance des jeunes en l’avenir, la confiance de la population en ses dirigeants, en ses élites. La confiance des Tunisiens en eux-mêmes, en leur capacité de survivre, en l’avenir.
Pourquoi la confiance est-elle si faible ?
Les nombreux soucis du présent, l’insatisfaction, les frustrations, le marasme, les dures réalités qui empêchent les gens de dormir et de rêver. Les problèmes d’aujourd’hui brouillent les perspectives de demain.
La focalisation sur les problèmes attise les frustrations, alors que les messages motivants et mobilisateurs ne sont pas suffisamment mis en valeurs.
Comment restaurer cette confiance ?
Par des programmes gouvernementaux comportant une vision de l’avenir, des projets suffisamment précis, échelonnés sur le court terme, le moyen et le long termes, pour être crédibles et mobilisateurs.
Par une mobilisation des acteurs politiques, de la société civile, des médias et des élites autour des valeurs du travail bien fait, de l’effort, du civisme, du patriotisme, de la solidarité et de la nécessité de respecter la loi.
La mise en œuvre de ces valeurs sera favorisée par le renforcement de l’autorité de l’Etat et de sa capacité à faire appliquer la loi.
Nous avons besoin de nous remobiliser, de renforcer notre cohésion nationale, de secouer cette léthargie qui s’est emparée du corps social, de dépasser notre tendance à nous replier sur nous même, à ne voir que nos intérêts immédiats, nos intérêts de groupes, de classes, de clans, de régions pour pouvoir construire un avenir commun.
Deux ans après son élection, l’ARP ne semble pas remplir pleinement son rôle ? Comment expliquez-vous cette situation ?
Nous n’avons que deux ans d’existence et nous sommes pleinement conscients de notre rôle historique et multiple : celui de légiférer, celui de contrôler l’activité gouvernementale, celui de représenter l’ensemble des Tunisiens et d’exprimer leurs volontés et leurs aspirations, celui de mettre en place une administration parlementaire moderne et efficace, celui de créer une synergie entre des groupes parlementaires ayant des orientations et des programmes politiques différents, celui de mettre en place des procédures compatibles avec le pluralisme politique et avec les exigences de la démocratie.
Nous devons gérer et innover, sous la pression d’un gouvernement pressé de tout faire, de tout changer, et d’une population avide de réalisations et de changement, d’une société civile vigilante et soucieuse de participer et d’une presse attentive et critique.
Evidemment en deux ans, nous n’avons pas terminé le boulot, mais nous avons avancé et nous essayons d’améliorer continuellement nos performances.
155 lois proposées par le gouvernement ont été adoptées et promulguées, parmi lesquelles des lois ayant un impact important.
36 propositions de lois ont été présentées par les députés dont certaines sont en cours de discussion au sein des commissions.
Des dizaines de questions écrites et orales ont été posées au gouvernement en plus des auditions au sein des commissions et de l’Assemblé plénière
Plusieurs visites ont été effectuées sur les lieux par les commissions dont celles lancées au cours de la présente session dans les régions du Nord Ouest et du Centre pour faire le point des projets en cours de réalisation, fixer les priorités et établir une procédure efficace de suivi et d’évaluation.
L’Académie parlementaire a été créée pour organiser des cycles de perfectionnement pour les députés et pour les conseillers parlementaires dans la légistique, les techniques de la communication et de contrôle parlementaire ainsi que l’usage de la langue anglaise.
L’ARP semble dévier de son rôle législatif, représentatif, de contrôle, pour devenir une arène de combat politique et d’échanges musclés entre les députés et les partis. En tant que Président de cette institution, pensez-vous qu’il est possible de réparer cette image?
Effectivement l’ARP à un triple rôle ; elle les exerce simultanément mais en respectant les principes de la démocratie et du pluralisme politique.
16 partis politiques organisés en sept groupes parlementaires participent à la vie de l’ARP et à ses activités. N’oubliez pas que ces partis ont des programmes différents et sont en perpétuelle compétition, qu’ils expriment chacun à sa manière. C’est ce qui donne ce spectacle d’affrontement qui n’est pas spécifique à la Tunisie.
Mes efforts tendent actuellement à développer et à structurer le rôle de contrôle des politiques publiques et d’obtenir un consensus sur les choix importants qui concernent tous les Tunisiens et qui devraient mobiliser l’ensemble du Parlement indépendamment de la diversité des programmes des partis et de leur compétition légitime pour le Pouvoir.
L’Assemblée est en train d’enregistrer un taux d’absentéisme record. L’opinion publique commence à perdre patience et confiance en l’ARP. Quelles mesures prendre devant ce grave constat ?
L’absentéisme injustifié est dénoncé aussi bien par les médias et l’opinion publique que par la majorité des députés. D’ailleurs, nous publions régulièrement sur notre site la liste des absents et nous avons présenté un amendement du règlement intérieur de l’ARP pour sanctionner les absences injustifiées, du fait que les dispositions actuelles s’avèrent inefficaces. Le projet d’amendement du règlement intérieur est en cours d’examen par la commission adéquate.
En attendant, et pour dissuader les réclamations, nous venons d’entamer la publication du nombre des absences accumulées par chaque député pendant le mois et pour chaque session parlementaire.
Ceci étant, l’absentéisme relève de la responsabilité du député absent et de celle du groupe parlementaire et du parti auquel il appartient.
En outre, le phénomène de l’absentéisme est commun à plusieurs parlements à travers le monde.
L’ARP a réservé une assemblée générale spéciale aux régions du Nord Ouest et il semble que cette initiative va concerner d’autres régions. Quel pourrait être son apport à l’action gouvernementale?
C’est une initiative dont je me réjouis, parce qu’elle nous permet de recentrer les préoccupations des régions au cœur des débats parlementaires en présence des membres du gouvernement et des autorités régionales. C’est une innovation dans le travail parlementaire en Tunisie.
Le premier test avec les régions du Nord ouest est concluant, et nous a encouragés à continuer avec d’autres gouvernorats. Ceux du Centre sont à l’ordre du jour de l’Assemblée au courant de la deuxième quinzaine du mois d’avril.
Y’a-t-il un programme de réformes ou de modernisation au niveau du travail de l’ARP ?
Il y a actuellement un programme de réformes qui touche les structures, les procédures et le développement des compétences des députés et des cadres parlementaires.
Un nouvel organigramme sera proposé prochainement au Bureau de l’Assemblée pour être discuté en vue d’améliorer l’efficacité et l’efficience de l’administration parlementaire.
Un manuel de procédures a été également élaboré et sera soumis bientôt au Bureau.
Enfin, last but not least, un programme d’information et de communication à l’intérieur de l’ARP (intranet) et avec l’extérieur sera programmé et présenté au public et aux médias avant la fin du mois.
La Constitution de 2014 a-t-elle réellement un impact sur la vie des Tunisiens ? Et cet impact est-il appelé à s’amplifier ?
L’impact de la Constitution de 2014 sur les Tunisiens est manifeste au niveau de l’expression et de l’exercice des libertés. Le Tunisien s’exprime, proteste et revendique,parfois violemment; il conteste, manifeste et fait la grève quelques fois aux dépens des usagers des services publics.
La vie politique est particulièrement animée ! De nouveaux partis politiques se créent, d’autres se transforment ! La société civile se manifeste et accroît son impact, sa vigilance et sa pression sur les pouvoirs publics.
La démocratie est en marche !Ce sont là des acquis importants qui impactent la vie des Tunisiens.
Certains experts en droit constitutionnel ont soutenu que la Constitution contient plusieurs zones d’ombre et qu’aucun parti ne peut détenir à lui seul une majorité absolue, en plus de l’existence de trois centres de pouvoirs mal synchronisés. Faut-il amender la Constitution?
Il n’est pas inutile de rappeler que la Constitution est l’aboutissement d’un consensus national et le couronnement de trois années de discussions patientes et laborieuses au sein de l’Assemblée constituante. Nous avons commencé seulement depuis deux ans à mettre en œuvre ces dispositions et les critiques ne manquent pas.
Selon l’Article 143 de la Constitution, celle-ci peut être amendée à n’importe quel moment à l’initiative du président de la République ou du tiers des députés.
Ceci étant, nous nous employons au sein de l’ARP à mettre en place les institutions prévues par cette Constitution et dont la plupart sont inscrites dans l’agenda de la présente session.
La crise de NidaaTounes : peut-on sauver ce parti ? Est-il important de le faire ?
Effectivement, il faut sauver «Nidaa Tounes » car il occupe une place importante au Parlement et sur l’échiquier politique et il représente les valeurs et le projet de société d’une partie importante de la population qui lui a fait confiance lors des dernières élections et qui continue à le soutenir dans les sondages d’opinion. De ce fait, il est nécessaire à l’équilibre de la vie politique et à la stabilité.
Malgré l’adoption de la loi organique portant création du CSM, la crise est loin d’être désamorcée, Cette loi va-t-elle résoudre le problème ?
J’ai reçu séparément l’Association et le syndicat des magistrats à leur demande et écouté leurs points de vue qui étaient divergents. Aucun des deux groupes ne disposait de la majorité des membres élus du CSM.
J’ai reçu par la suite d’autres membres du CSM qui étaient à l’origine d’une initiative destinée à favoriser l’émergence d’une majorité importante des membres du CSM en sa faveur.
Cette initiative avait des chances d’aboutir mais ce ne fut pas le cas.
L’ARP a accompli sa mission, même si la bataille a été rude, en adoptant en 2016 la loi sur le CSM et en adoptant également un amendement présenté par le gouvernement afin de désamorcer la crise de la convocation du CSM.
Aujourd’hui, on attend la décision de l’Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des lois qui a reçu le 4 avril un recours en inconstitutionnalité.
L’organisation des élections municipales le 17 décembre 2017 reste suspendue à la satisfaction de nombreux préalables. L’ARP est-elle en mesure de remplir son contrat en adoptant dans un délai raisonnable le nouveau code des collectivités locales.
Le gouvernement n’a pas encore envoyé le Code des collectivités locales. Une fois le code reçu, les commissions parlementaires travailleront d’arrache-pied afin de respecter les délais avancés par l’Instance supérieure des élections.
La réforme du système de sécurité sociale, dont vous êtes le fondateur, ne semble pas trouver le consensus nécessaire. Malgré l’urgence de la situation, on a l’impression que toutes les parties trainent les pieds ; ce qui risque de mettre tout le système en faillite. Que faire pour remettre cette réforme dans le viseur de l’ARP et de lui conférer le consensus requis ?
Plus la solution tarde à obtenir l’accord des partenaires sociaux, plus les dégâts seront lourds à supporter par les prochaines générations.
Pour dépasser les difficultés actuelles, il faut replacer le système de protection sociale dans le cadre d’une vision d’avenir : une couverture sociale de base qui protège l’ensemble des Tunisiens, et les prémunit contre les risques de maladie et de perte du revenu. C’est ce qu’on appelle le socle minimum de protection sociale, en vigueur dans la plupart des pays avancés.
Propos recueillis par Néjib Ouerghi