Mohamed Jaoua : «Aujourd’hui être un bon manager, c’est montrer une capacité à anticiper »

Dans un contexte de rentrée universitaire, beaucoup de nos concitoyens se posent des questions sur l’avenir de leurs enfants. Certains d’entre eux ont opté pour les formations universitaires privées. Ces établissements ont le vent en poupe, leurs effectifs sont passés de 12 000 étudiants dans les années 2000 à 60 000 en 2015. Avec l’émergence des établissements privés, certains déplorent une hémorragie du service public, tandis que d’autres y voient un exemple probant de la réussite du partenariat entre l’enseignement privé et public. Nous avons choisi d’en discuter avec un homme assez singulier, qui a contribué à la formation d’une bonne partie de notre élite universitaire : Mohamed Jaoua.
Ce choix est d’autant plus justifié que notre interviewé, qui n’est pas connu du grand public, participe activement à cette rentrée universitaire par la mise en place d’un nouveau projet baptisé Esprit School of Business (ESB) destiné à former une élite managériale, via une pédagogie active fondée sur le learning by doing. Interview.

La rentrée 2016-2017 marque la première de votre école ESB ?
Nous avons en effet réalisé notre rentrée le 19 septembre, malgré les retards indépendants de notre volonté qui se sont accumulés au printemps et en été. Ces retards ont impacté notre communication, de sorte que si de nombreux jeunes se sont inscrits, d’autres découvrent aujourd’hui notre existence et viennent vers nous. Nous avons décidé de ne pas les priver de l’opportunité d’intégrer nos formations, dans la limite des places restées disponibles, et ce, sans perturber le cours des choses.
Pour cette rentrée universitaire, nous avons d’emblée situé leur formation dans son objectif ultime qui est : pourquoi êtes-vous là ? Que cherchez-vous ? Qu’allez-vous obtenir ? Et quelle va être votre feuille de route, une fois que vous avez le diplôme ? Car le diplôme n’est pas une fin en soi ; en revanche, ce qui est une finalité, c’est de construire sa vie et de construire son pays.

L’enseignement à ESB, cela se passe comment ?
Nous proposons cette année deux cursus en licence (sciences de gestion et informatique de gestion) et un en Master (management digital et systèmes d’information). La pédagogie d’ESB se caractérise par la proximité avec les étudiants, que l’organisation en petites classes permet en mettant l’étudiant au centre du processus d’apprentissage.
Comment ? C’est le « learning by doing » (apprendre en faisant) qui en est le moteur. Il ne s’agit donc pas pour l’étudiant d’ingurgiter des connaissances qu’il est appelé à restituer – plus ou moins bien – lors des contrôles.  Mais bien plutôt d’être constamment en situation d’apporter des solutions à des problèmes réalistes d’entreprise en faisant usage des connaissances qu’il recherchera à cet effet. Dans ce processus, l’enseignant devient un coach et non plus un mandarin officiant du haut de sa chaire, il accompagne l’étudiant dans son apprentissage, il le guide et le conseille mais l’étudiant en demeure l’acteur central. De cette manière, il acquiert l’autonomie et la curiosité sans lesquelles il ne pourrait rien apporter à son entreprise.

Avec la prolifération des écoles de management, comment ESB compte-t-elle se positionner ?
Ce projet, nous le portons depuis 14 ans, depuis la création d’Esprit en fait. Car l’entreprise a autant besoin d’excellence au niveau technologique qu’à celui de la gestion et l’optimisation de ses ressources.
ESB n’est pas une école de management de plus, c’est une école qui aura un positionnement particulier, singulier. Le management évolue. Il prend de plus en plus appui sur le développement des outils technologiques, numériques plus précisément. Nous sommes à cet égard particulièrement bien placés, grâce à notre présence aux côtés de la première école du numérique sur le campus d’Esprit Al Ghazala, pour opérer le croisement entre les compétences du management et celles du numérique.
Notre formation reposera donc sur un triptyque : les fondements du management, les outils numériques qui en constituent aujourd’hui le support indispensable et, enfin, les compétences transverses que sont les langues étrangères, la communication et l’intelligence de la société et du monde dans lesquels nous vivons.
Il ne s’agit plus aujourd’hui, en effet, de créer des produits qui répondent à des besoins stables et clairement identifiés. Il s’agit bien plus d’anticiper ceux-ci, en imaginant le devenir des modes de vie dans nos sociétés. Celles-ci vont appeler de nouveaux produits, de nouveaux usages qu’il convient de prévoir et auxquels il faut se préparer. Le numérique ne constitue donc pas une simple amélioration quantitative de notre mode de vie, en ce qu’il nous permet de faire plus vite les tâches inchangées. Il bouleverse totalement celui-ci, en détruisant des métiers établis et en en créant de nouveaux, en opérant des convergences qu’on pensait improbables entre des secteurs économiques qui étanchent les uns aux autres (informatique et télécom, télécom et finance, etc.). C’est cette troisième révolution industrielle qu’il convient de préparer, et il nous faut former de nouveaux managers pour la conduire à bien.

Ces formations sont destinées à qui ? Est-ce pour des étudiants tunisiens ou bien pour des étudiants étrangers en priorité ?
Esprit School of Business s’inscrit dans la tradition historique de l’université tunisienne d’obéissance aux référentiels de qualité internationaux, afin de répercuter les tendances lourdes qui caractérisent l’évolution du management. C’est d’autant plus impératif aujourd’hui, que les formations universitaires – tout comme l’économie – se mondialisent et sont régies par un ensemble de dispositifs, incluant les accréditations mais pas seulement, qui valident les cursus pédagogiques au regard de leur conformité aux standards internationaux en vigueur.
Dès l’instant où vous proposez une formation de qualité internationale, elle s’adresse naturellement à tout le monde. Aux jeunes Tunisiens en premier lieu, bien sûr. Mais aussi, et c’est notre horizon, vers notre environnement le plus proche qu’est l’Afrique. Ce continent – qui est l’Eldorado vers lequel tous les regards se portent – a un besoin extraordinaire de formations sans disposer de tous les outils pour les offrir à sa jeunesse avide de connaissances. La Tunisie est bien placée pour apporter son concours aux pays africains qui le souhaitent pour les aider à former les élites sans lesquelles il n’est pas de développement. C’est un partenariat gagnant-gagnant. Pour les pays africains, c’est la possibilité d’offrir à leur jeunesse des formations conformes aux normes internationales à des coûts beaucoup plus accessibles que les pays européens. Pour notre pays et ses entreprises, contribuer à former l’élite africaine est un devoir, mais dont les retours sur notre économie seront très bénéfiques à court et à plus long termes.

Vous utilisez le terme élite dans vos propos, ESB formera-t-elle une élite politique ?
Si par l’adjectif politique, vous qualifiez les questions qui occupent le monde, la réponse est alors oui, bien évidemment. Les enjeux de développment sont au cœur de l’action politique. À ESB, ce qui nous préoccupe le plus, c’est non seulement les techniques du management liées au numérique mais aussi l’avenir de notre pays, voire notre futur commun qui est le monde. Pour ce faire, nous sensibilisons la jeunesse quant à la nécessité de la prise du flambeau ; encore faut-il quelle soit consciente des défis qui se posent devant elle en terme d’employabilité, de savoir-faire et de savoir-être.
Un homme politique c’est quoi ? Si vous examinez bien le parcours du premier ministre actuel, vous vous apercevrez que c’est un ingénieur qui a reçu des compétences managériales au fil des années. De surcroît, la composition du nouveau gouvernement comporte plusieurs compétences qui ne sont pas des professionnels de la politique mais qui portent la casquette de managers et d’entrepreneurs ayant réussi dans les sphères publiques ou privées. Après cette réussite, ils commencent à s’intéresser et à agir dans la politique publique. Notre but est donc d’amener nos étudiants à cette conscience de la prise en charge de la question publique. Le climat y est actuellement favorable, car nous sommes en démocratie et chaque individu peut exprimer le projet qu’il veut réaliser pour son pays. Ces jeunes que nous formons doivent non seulement apprendre à critiquer mais aussi à solutionner des problèmes qui se dressent devant eux, fréquemment. Dans cette perspective, nous les armons pour qu’ils puissent construire et manier des projets viables.

En quoi ESB, qui est un établissement privé, est une alternative par rapport à la formation assurée dans l’enseignement supérieur public ?
Je ne fais pour ma part, aucune différence entre les établissements publics et privés. Nous servons la nation, nous servons le pays, chacun avec ses propres ressources et ses spécificités, dans la complémentarité. La gestion privée d’un établissement vous donne certes plus d’agilité que la gestion publique, mais nous poursuivons le même objectif. Quant à la frontière de la qualité, elle ne sépare pas le secteur public du privé, mais traverse aussi bien l’un que l’autre. Il appartient à cet égard au ministère de l’Enseignement supérieur de jouer son rôle de régulateur du secteur, et d’exercer sa tutelle de manière équitable sur les institutions publiques et privées pour que la qualité progresse dans les unes comme dans les autres.
Si les formations d’Esprit – aussi bien d’ingénierie que de management – présentent à cet égard une différence, elle se situerait d’abord dans le fait que celles-ci sont pilotées par les exigences et les besoins du marché de l’emploi. Que la part de savoir-faire y est plus importante, et que par voie de conséquence que la pédagogie est radicalement différente. Que les soft skills n’y sont pas des « matières » à enseigner, mais des compétences dont l’acquisition est transversale dans les curricula. Enfin, que le souci de l’entrepreneuriat y est omniprésent. J’ai eu la chance d’être à mon époque un entrepreneur du service public. L’État m’avait alors donné les moyens, les ressources et la possibilité de construire pour mon pays des institutions publiques de qualité.
Aujourd’hui que me voilà directeur général d’une institution privée, mes objectifs et ma vision demeurent les mêmes, seul le mode de gestion a changé.

Dans votre discours de rentrée vous avez parlé de la « transition digitale », pourriez-vous nous en dire plus. Comment l’école que vous dirigez à savoir ESB  compte-t-elle s’y atteler ?
La question de la transition digitale est complexe à tous points de vue. Nos modes de production, nos modes de gestion, les modes de commercialisation de nos produits, et partant notre insertion dans l’économie mondiale sont tributaires de l’appropriation des enjeux du numérique dans nos sociétés. Dans ce contexte, tout pays qui ratera sa transition numérique se condamnera à demeurer à l’écart du processus de mondialisation. La mondialisation de l’économie, que nous connaissons depuis trente ans, prend à présent le visage du numérique. Préparer le pays à affronter cette transition digitale, c’est un enjeu capital de survie et de préservation de nos chances de développement.
Si nous créons aujourd’hui cette école de management, centrée sur le digital, c’est précisément pour préparer notre pays à cette transition en formant les jeunes qui vont lui permettre de réussir cette transformation numérique. Aussi, nous avons l’obligation à l’ESB d’insérer nos étudiants dans ce contexte de mondialisation dans lequel la maitrise du numérique est la condition sine qua non de l’entrepreneuriat dans le monde de demain.

Entretien accompli par Mohamed Ali Elhaou

Qui est Mohamed Jaoua ?
Mohamed Jaoua est Docteur ès-sciences mathématiques de l’Université Pierre et Marie Curie. Il a été chercheur à l’INRIA et à l’Ecole Polytechnique (Palaiseau) de 1975 à 1983, avant de rejoindre l’ENIT en qualité de maître de conférences puis de professeur. Il a contribué à la réforme des études d’ingénieur dans les années 90, fondant et dirigeant le pôle d’excellence composé de l’IPEST et de l’Ecole Polytechnique de Tunisie. De retour à l’ENIT en 1995, il y fonde le LAMSIN, principal laboratoire tunisien de recherche en mathématiques appliquées, au sein duquel est abritée de 2003 à 2008 la Chaire UNESCO « Mathématiques et développement » dont il était le titulaire. Il rejoint ensuite l’Université Nice Sophia Antipolis pour contribuer à la création de son école d’ingénieurs Polytech’Nice-Sophia. Il en est détaché en 2010 auprès de l’Université française d’Egypte, dont il assure la vice-présidence de 2012 à 2015. Retour au bercail en 2015, au sein d’Esprit, dont il est l’un des trois fondateurs, et où il met sur pied Esprit School of Business dont il est le directeur général. ESB offre depuis la rentrée 2016 des formations croisant les compétences managériales et numériques en vue de permettre à notre pays et à ses entreprises de relever avec succès les défis de la transition digitale.

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