Par Yasser Maârouf
Elle a 16 ans, elle est jolie, élégante et intelligente. Son seul problème, le drame de sa vie, c’est qu’elle porte un prénom ancien, trop classique pour l’époque actuelle. Elle s’appelle Sallouha, un prénom imposé à sa naissance par un père autoritaire, celui de sa propre mère, décédée quelques mois avant la naissance de sa fille…
Elle se confie à nous avec cette candeur qui fait le charme de son âge : « le drame de ma vie, c’est ce prénom de Azouza (vieille) qui me fait honte chaque fois que je suis obligée de l’annoncer. Récemment j’ai rencontré un garçon sympa, on a échangé nos numéros de portables, mais quand il a su que je m’appelais Sallouha, il ne m’a jamais rappelé… Et il n’est pas le premier à réagir comme ça ! »
Des histories comme celle-ci, on en a entendu plusieurs, aussi bien chez les garçons que chez les filles et ça leur pose bien des problèmes, surtout durant l’adolescence. Et comme la saison des mariages approche, il nous a semblé utile d’évoquer ce sujet pour faire réfléchir les futurs parents…
Vous l’avez peut être remarqué si vous vous êtes amusés à aller consulter une « Daggaza » (diseuse de bonnes nouvelles) ou un « Arraf » (mage), ils commencent toujours par vous demander votre prénom. Ils semblent percevoir une relation entre votre prénom et vous. Selon la catégorie à laquelle appartient votre prénom, ils vont tenter de deviner certaines choses sur vous et prédire votre avenir.
Selon un psychologue, « notre prénom détermine notre relation avec les autres et notre personnalité, participant par la même occasion à l’édification de notre identité. Chaque individu se présente avec son prénom, qu’il aura du plaisir dans la bouche de ses amis ou de sa partenaire. Involontairement, il en voudra à ceux ou celles qui l’oublient ».
Prénoms à la mode
Les prénoms traditionnels sont issus de diverses cultures : il y a le berbère, le carthaginois, le noir africain, l’arabo-musulman inspiré par le Coran, notamment Adam, Haoua et Mohamed, mais aussi l’hébraïque comme Daoud ou Moussa, et le chrétien comme Issa. Puis il y a eu l’apport turc, andalou et plus inattendus, les prénoms issus de feuilletons égyptiens ou libanais qui ont fait leur apparition ces dernières années… Les prénoms suivent souvent la mode !
Donner un prénom à son enfant est devenu un événement important dans les familles et parfois tout le monde s’en mêle en proposant celui qui lui plait. On nous a même rapporté des brouilles familiales survenues à l’occasion de la naissance d’un bébé. Un père de famille a eu ce genre de problèmes avec sa femme, puisqu’il voulait donner le prénom de son père décédé à son fils ainé, alors que la maman proposait celui du héros d’un feuilleton égyptien.
Ils ont décidé de couper la poire en deux : « nous lui avons donné deux prénoms, celui de mon père accolé à celui que ma femme proposait… » Une chance que n’a pas eue cet adolescent de seize ans, nommé Khlifa, comme son grand père. Il nous assure qu’au lycée, « garçons et filles se moquent de mon prénom en le qualifiant de préhistorique et en disant que je me suis enfui d’un feuilleton historique et que je devrais porter un turban sur la tête. Et franchement j’en veux beaucoup à mon père. Il aurait dû me donner un prénom plus moderne ou au moins passe-partout… »
Le plus amusant dans cette histoire, ce sont les prénoms qui ont un sens opposé à leur signification première : Jamila (belle) pour une fille laide, Najeh (qui réussit) pour un raté, Melek (ange) pour une petite diablesse. Certains prénoms ont été modernisés avec des connotations orientales : Salem est devenu Sélim, H’med s’est transformé en Ahmad, Aziza est devenu Azza…
L’influence des médias
Le prénom est un facteur qui détermine nos relations avec l’autre, il a une influence sur notre comportement et même sur notre perception du monde. C’est ce que notre psychologue appelle« un marqueur social, qui peut être un avantage ou un handicap ». Il ajoute : « la modernité d’un prénom, sa musicalité ou sa signification contribuent à renforcer les relations sociales de son porteur. C’est la raison pour laquelle il faut bien réfléchir avant de choisir le prénom de votre enfant, car vous allez tracer son destin pour toujours ! Et souvenez-vous que les feuilletons d’aujourd’hui, avec des prénoms qui vous semblent modernes, seront ringards dans un proche avenir… »
Avec l’arrivée de l’Islam, c’est le prénom de Mohamed, suivi de celui de Ali qui deviennent les plus nombreux, souvent accolés à d’autres prénoms plus récents, pour distinguer un peu mieux l’enfant de tous ceux qui portent ces mêmes prénoms. Les grands personnages de l’Islam comme Boubakr et Othman, très appréciés il y a 20 ans, sont de moins en moins utilisés.
C’est aussi le cas des saints de Tunis. Tijâni, Châdli, Jilâni ou Sahbi ont pratiquement disparu des registres de l’état civil. Seul Mehrez est encore relativement courant, souvent accolé à un autre prénom. Certains noms sont même devenus caducs tant ils rappellent la vie à la campagne : Ghzala (gazelle), Borni (faucon), Teffaha (pomme)… Sans oublier les prénoms inspirés par les astres : Gamra (lune), Chams (soleil), Nijma (étoile).
Autre tradition inattendue : certains parents choisissent le prénom du bébé bien avant sa naissance, alors que d’autres refusent catégoriquement cette démarche, affirmant que cela donne « le mauvais œil ». De nombreux couples n’achètent le lit de bébé qu’après sa naissance, pour les mêmes raisons. Cela montre que l’irrationnel est toujours aussi présent dans notre société, malgré l’évolution supposée des mentalités. C’est comme si les parents avaient tellement peur pour la vie de leur enfant, qu’ils retrouvent des croyances datant du Moyen Âge…
Il y a quelques décennies, la mortalité enfantine était très importante. Alors pour conjurer le sort, les familles donnaient des prénoms inattendus à leur fils, afin de les sauver de la mort. C’est le cas de Néji et Manaâ (sauvé), Yahia (il vivra) Ayech (il vit). La palme revient au prénom de Îffa (dégoût) afin que la mort soit dégoûtée et ne prenne pas cet enfant ! Des croyances qui nous semblent étonnantes aujourd’hui…
La palme des noms bizarres revient à certains pères qui ont exigé que l’on inscrive leurs enfants sous des prénoms impossibles à porter. C’est ainsi qu’un homme qui s’attendait à ce que son huitième enfant soit un garçon, mais qui a eu une huitième fille, l’a inscrite sous le prénom incroyable de Lamr Ihoun (Il faut supporter ce malheur) malgré les hésitations des agents de l’état civil!
Rappelons enfin ce Hadith du Prophète qui disait : « au Jour de la Résurrection, vous serez appelés par votre nom et celui de vos ancêtres, prenez des noms gracieux ». Raison de plus pour donner un prénom agréable à votre enfant, tout en tenant compte de l’évolution de la société tunisienne. Un jour, il (ou elle) vous remerciera…
Prénoms d’hier et d’aujourd’hui
Il existe une spécialité qui étudie les noms. Cela s’appelle l’onomastique ou l’anthroponymie. En fait, les prénoms tunisiens sont le reflet des mutations de la société. Et là, on constate que les prénoms connaissent les hauts et les bas de la mode : pendant que certains sont abandonnés, d’autres voient leur côte grimper, tandis qu’une troisième catégorie de prénoms semble indémodable. Nous avons contacté plusieurs municipalités pour nous enquérir des innovations en matière d’état civil et les réponses sont assez originales…
Selon nos divers interlocuteurs, ce sont les prénoms composés qui sont en chute libre : les Abderrazak, Abdelmajid ou Abdelhak n’ont plus que de rares adeptes qui reprennent les prénoms de proches parents qui leurs sont chers : un père, un oncle, un grand père… D’autres tombent en désuétude à cause de leur caractère démodé : c’est le cas de Khémaies, Arbi, Lakhdhar ou Khelifa.
Si ces prénoms sont en perte de vitesse, c’est notamment sous la pression des épouses, soucieuses de donner des prénoms modernes à leur progéniture, souvent inspirés par les feuilletons égyptiens, libanais ou plus récemment, turcs. Une situation qui provoque parfois des tensions dans le couple ou au sein de la grande famille, notamment avec la belle mère…
Il y a ensuite certains prénoms qui ont carrément disparu à cause de leur appartenance religieuse juive ou chrétienne : Aïssa (Jésus), Moussa (Moïse), Daoud (David), Yaâkoub (Jacob), Ayoub (Job), Souleimen (Saloman)… La montée de l’islamisme y est pour beaucoup, bien que ces prénoms soient ceux de prophètes anciens, reconnus par l’Islam.
D’autres prénoms inspirés des jours de la semaine ou des mois lunaires du calendrier musulman ont tendance à disparaitre. C’est le cas de Jomaâ, Khémais, Sebti pour les jours de la semaine. Ou encore de Rajeb, Chaâbane, Romdhane pour les mois de la naissance. D’autres sont inspirés par des fêtes religieuses précises : Mouldi ou El Âïd, qui sont donnés à l’enfant né le jour même ou la veille de ces fêtes religieuses. Les particularités physiques comme Zaâra (blonde), ceux liés aux éléments de la nature : Gamra (Lune), Nejma (Etoile), Ouarda (rose), Jneina (jardin).
Certains prénoms semblent indémodables, comme Zeineb, Fatma, Khadija ou Myriam, tandis que Omar, Yasmine, ou Mehdi, plus modernes, restent très fréquents. Selon les agents de l’état civil, Tounès revient à la mode depuis la Révolution, mais aussi des prénoms inspirés par la vague islamiste qu’a connue notre pays lorsque Ennahdha était au pouvoir. Le plus fréquent est Islem, donné équitablement aux filles et aux garçons, Moslih ou encore Ibtihel pour les filles..
Y.M.
Que dit la loi ?
L’article 22 relatif à l’état civil dit que « les déclarations des naissances seront faites, dans les dix jours de l’accouchement, à l’Officier de l’état du lieu. Toutefois, pour les naissances survenues hors du périmètre communal et en pays étrangers, ce délai est porté à quinze jours. »
Article 23 note que « lorsqu’une naissance n’aura pas été déclarée dans le délai légal, l’Officier de l’état civil ne pourra la relater sur ses registres qu’en vertu d’une décision rendue par le Président du Tribunal de première instance dans le ressort duquel est né l’enfant, et mention sommaire sera faite en marge de la date de naissance. Si le lieu de naissance est inconnu, le Président du Tribunal de première instance compétent sera celui du lieu du domicile du requérant. Sera passible d’une peine d’emprisonnement d’un an et d’une amende de deux cent quarante dinars, quiconque aura sciemment menti en vue d’obtenir un jugement déclaratif de naissance. »
Selon l’article 24, « la naissance de l’enfant sera déclarée par le père ou à défaut du père, par les docteurs en médecine, sages-femmes, ou autres personnes qui auront assisté à l’accouchement et lorsque la mère aura accouché hors de son domicile, s’il est possible, par la personne chez qui elle aura accouché. L’acte de naissance sera rédigé immédiatement. »
Notons enfin que l’article 25 annonce que « toute personne qui, ayant assisté à un accouchement, n’aura pas fait la déclaration prescrite par l’article 22 de la présente loi, sera punie d’un emprisonnement de six mois et d’une amende de trois mille francs ou de l’une des deux peines seulement. »