“La Tunisie est dans la partie creuse de la lettre J”

Suite à la baisse de la notation de la dette de la Tunisie de 2 crans  passant de BBB- avec perspective négative à BB avec perspective stable, par Standard and Poor’s, la Tunisie descend de la partie investissement à celle de spéculation. Pis encore, l’agence de notation américaine a décidé aussi d’abaisser la notation de 5 banques tunisiennes à savoir la BTK, BTE, ATB, BH et la STB. Malgré cela le gouvernement annonce une croissance de plus de 4% pour le premier trimestre 2012. M. Moncef Chikhrouhou, économiste et député à l’Assemblée nationale constituante nous donne les causes, les effets et les conséquences d’une pareille notation.

 

Pouvez-vous nous expliquer pourquoi la Tunisie a vu baisser sa note souveraine par les agences de notation ?

Standard& Poors est l’une des trois grandes agences de notation au monde. Leur métier est de donner une note entre zéro et vingt et un à des pays, à des institutions et à des entreprises pour démontrer précisément le risque de non remboursement des prêts que l’on accorde à ces institutions, à ces entreprises ou à ces pays. L’agence va constater la probabilité qu’a cette institution à ne pas rembourser à temps. Aura-elle les liquidités suffisantes? Quel risque pour les créanciers ?

L’agence Standard & Poors avait abaissé la note de la Tunisie il y a un an à BBB-. Celle-ci représente le dernier niveau dans la notation d’investissement. Les prêts octroyés à la Tunisie, avec cette note, étaient considérés comme un investissement. Dès lors que la note a été abaissée à deux crans, soit BB, nous ne sommes plus dans la partie investissement mais nous chutons dans la partie spéculation. A ce niveau de note, le prêteur peut prendre des risques élevés.

La croissance est le mot clé de ce que les agences de notation sont en train de vérifier. Est-ce qu’un pays qui a contracté un prêt, est-il en train de créer la richesse à partir de laquelle il va devoir rembourser son prêt. Il faut lier la notion de risque à la croissance. C’est pourquoi qu’après la crise mondiale, les grands leaders de ce monde, tel que François Hollande, insistent non pas sur la politique d’austérité mais sur le terme croissance.

L’importance de cette croissance est fondamentale quant à l’analyse de cette capacité d’un pays à payer.

 

Est-ce que les autres agences vont suivre ?

Il y a Moody’s qui va bientôt publier la note de la Tunisie. D’habitude, les agences de notation, sont panurgistes malheureusement. Moody’s pourrait par cet effet de panurgisme octroyer la même note que Standard & Poors. J’espère qu’elle aura le courage de prendre en compte les raisons de la situation actuelle en Tunisie et prendre une position différente.

 

Donc vous pensez que cette notation est injuste, étant donné la situation exceptionnelle de la Tunisie ?

Dès la première baisse de la Tunisie, j’ai dit que c’est une baisse inique. Or la Tunisie traverse quelque chose de merveilleux, une révolution qui est en train de se faire et continue. La Tunisie est en train de nettoyer son système de gouvernance, de se débarrasser de la corruption. Et tous ces éléments coûtent très cher à la population. D’ailleurs la Banque mondiale les a évalués à 3% de taux de croissance perdus par an. La Tunisie a donc un potentiel de croissance minimale de 5% ancien, ajoutés aux 3% de récupération de la lutte contre la corruption, soit un potentiel de 8% qui suffirait à créer des emplois pour les nouveaux arrivés sur le marché du travail. Qui dit croissance dit revenus, donc richesse et une répartition des richesses qui devrait être équitable et qui va créer des revenus pour l’Etat. La Tunisie vient de passer le cap premier de cette grande révolution qui donne un aura à la Tunisie. Et au lieu de valoriser cette transition démocratique civilisée, les agences étaient collées à des visions très limitées.

 

S’agit-il de mauvaise intention de la part de Standard & Poors et des autres agences?

Pas nécessairement, car elles ont une vision étriquée. Quelle est la probabilité que des prêts contractés par des pays ne soient pas remboursés ? C’est la question essentielle à laquelle ces agences doivent répondre. Un message tout de même positif dans cette notation. Avant, quand on était à BBB-, la perspective était négative (moins 2% de croissance) et aujourd’hui on est à BB et la perspective est stable. Standard & Poors ne prévoit pas d’abaisser la capacité de la Tunisie à rembourser ses prêts. Donc cette capacité ne pourra pas empirer, au contraire elle ne peut que s’améliorer. Or nous savons que la situation de la Tunisie commence à s’améliorer selon les dernières statistiques de la Banque Centrale de Tunisie. Les réserves de changes qui avaient baissé sont revenues à 101 jours, un minimum acceptable et le tourisme qui est en train de reprendre. Sans oublier que les exportations sur des secteurs autres que les métallurgiques  et électriques sont en train de reprendre aussi. Les conditions de la Tunisie aujourd’hui ne sont pas tellement catastrophiques pour q’on parle de perspective négative. La Tunisie a les moyens de travailler, de produire, d’obtenir une croissance et d’avoir des réserves de change meilleures.

 

Quels sont les effets de cette notation sur notre pays ?

Il ne faut pas surévaluer les effets techniques de cette notation, pour une raison importante. Si on dit capacités à rembourser les prêts il s’agit seulement des prêts contractés par la Tunisie sur les marchés financiers internationaux mais pas auprès des banques multilatérales à l’instar de la BAD, la BEI ou la Banque Mondiale. Avec ces banques il y a des taux consensuels et dont la vision est à long terme et indépendante de cette notation. Donc plus de 70% de la dette tunisienne est sous forme bilatérale ou multilatérale. Les 30% qui restent représentant des emprunts sur les marchés financiers internationaux. Donc ce n’est pas toute la dette tunisienne qui va coûter plus cher, mais c’est pour toute sortie nouvelle de la Tunisie sur les marchés internationaux. La Tunisie a développé une méthode de financement étranger qui ne favorise pas nécessairement le marché parce que les marchés spéculatifs sont là. Donc elle continue à être très sage à ce niveau. S’il n’y avait pas eu cette dégradation des réserves de change, la Tunisie n’aurait pas besoin d’aller s’endetter sur les marchés financiers. Donc il ne faut pas surévaluer cette baisse en terme d’argent qui va sortir de Tunisie. Contrairement à ce que certains disent, l’effet de cette baisse de la notation ne sera pas sensible sur l’investissement direct étranger. Quand un investisseur étranger investit en Tunisie, il ramène son financement avec lui. Ce financement n’est pas accordé à la Tunisie mais à l’investisseur étranger. La présence de l’investisseur en Tunisie est liée plus à la productivité des compétences humaines tunisiennes et aux incitations à l’investissement.

 

Vous n’avez pas mentionné la BCT dans votre analyse ?

Je ne vois pas une décision ou mesure prise de la Banque Centrale qui aurait affecté la capacité de la Tunisie à rembourser ou ne pas rembourser ses dettes. Car ce n’est pas la Banque Centrale qui décide de l’endettement. Le gouvernement précédent a hérité d’une Tunisie ou le déficit du budget de l’Etat (c’est-à-dire l’excédent des dépenses sur les recettes) représentait 2,5% du PIB alors qu’aujourd’hui on dépasse plus de 6%. Passer à plus de 6% veut dire qu’on a dépassé la barre psychologique de 3% sans que ce gouvernement n’attire l’attention.

 

Certains experts ont beaucoup critiqué la politique monétaire de la BCT et ont appelé à une politique budgétaire, quel est votre avis ?

Les deux jambes sur lesquelles marche une économie moderne sont la jambe de la politique budgétaire, soit les dépenses et les recettes de l’Etat et la jambe de la politique monétaire qui est la lubrification de l’économie. Nous avons besoin de ces deux politiques. Mais il faut faire attention, si on a un déficit du budget de l’Etat, la manière de financer cela est importante. La politique monétaire est du ressort de toute Banque Centrale dont l’objectif central est de créer la quantité et la qualité du lubrifiant pour que le moteur de l’économie fonctionne normalement. Si on crée moins que la quantité nécessaire, le moteur risque de “couler une bielle”, si on crée plus, on noie le moteur. La Banque Centrale essaie de viser au plus juste. A l’avenir, ce qui a été voté par les instances de l’ANC, fera que, périodiquement, la BCT en plus de son rapport qu’elle dresse à son conseil, elle ajoutera un rapport aux représentants du peuple sur sa politique monétaire, la justification et les raisons de sa politique monétaire. Par ailleurs les marchés seront intéressés par cela, pour connaître la tendance que va prendre la politique monétaire à l’avenir.

 

Qu’en est-il de l’indépendance de la BCT ?

L’indépendance de la BCT qui était la règle de la Tunisie depuis 1958 a évité que l’exécutif du gouvernement n’ordonne à la BCT d’augmenter la masse monétaire parce qu’il veut financer son déficit, ce qui serait très dangereux. Au niveau de l’ANC, nous avons gardé non seulement le principe mais la pratique de l’indépendance de la BCT par rapport au gouvernement, soit l’exécutif. La politique budgétaire est faite notamment par le ministère des Finances, le trésor, et la politique monétaire est faite par la BCT. Deux instruments entre les mains de deux compétences. Quand elles jouent ensemble il faut qu’il y ait une synchronisation. « Nous ne sommes pas dépendants mais nous sommes accommodants » comme l’a si bien dit l’ancien gouverneur de la Banque Centrale des USA Alan Greenspan, en expliquant l’indépendance de la Banque. Nous proposons de mettre des limites à l’endettement. Si le gouvernement veut dépasser ces limites, il doit d’abord demander l’autorisation de l’Assemblée Nationale et doit démontrer comment va-il  reprendre l’équilibre. Car c’est très facile d’accumuler la dette et de dépenser de l’argent, cela va faire plaisir à certains et même donner de la renommée à d’autres, mais ce sont nos enfants qui hériteront de cette dette. Il est important qu’on comprenne que les gouvernements ont une responsabilité.

 

Pourquoi le gouvernement actuel et le gouverneur de la BCT n’ont pas réussi jusque là à synchroniser leurs instruments ?

J’espère qu’on le saura. Personnellement je ne dispose pas de détails sur ce point. Nous, à l’Assemblée Constituante avons constitué des groupes de travail pour nous pencher sur l’analyse de la situation puis surtout sur les perspectives et ce dans l’intérêt de la Tunisie. J’ai vu qu’il y avait des réunions. Le dernier communiqué de la dernière réunion montre une coordination entre les deux parties. Il y a au moins une coopération minimale.

 

Quand il avait été question de remplacer M. Kamel Nabli, gouverneur de la BCT, votre nom était le seul à être mentionné.  Pourquoi ?

Je ne suis au courant de rien et personne ne m’a contacté. Peut-être ai-je une compétence quelque part ? le patron de la Banque Centrale ce n’est pas le gouvernement mais c’est l’Assemblée Constituante.

 

Certains économistes ont comparé la situation de la Tunisie à celle de la Grèce, êtes-vous d’accord ? 

Cela n’a rien à voir. Tout d’abord il faut expliquer quelques données. La Grèce est un pays qui n’est pas très riche et ne représente que 2% du PIB de l’Europe qui vaut 17.000 milliards de dollars et qui est même plus riche que l’Amérique (14.000 milliards de dollars). L’Europe est la zone la plus riche du monde. La Grèce a trouvé que c’est avantageux d’entrer dans la zone euro parce qu’à l’époque où l’Europe a été plus riche, elle octroyait des tas de dons à ceux qui se sont intégrés à l’instar de la Pologne, l’Espagne et le Portugal. Le problème de la Grèce c’est que l’argent donné par l’Europe n’est pas dépensé à des fins utiles. Il y a une répartition inique en Grèce, à savoir 24% des Grecs sont sous le seuil de la pauvreté. Face à cela les Grecs très riches ont des lois en leur faveur. Toute leur activité est enregistrée en Grèce mais ils ne payent aucun impôt. Nous savons par ailleurs que la Grèce est passée par une période ou elle a été conseillée par la fameuse Banque Goldman Sachs qui lui a conseillé de falsifier les statistiques financières de la Grèce. Goldman Sachs est allé miser contre la Grèce sur les marchés internationaux. Une situation structurelle dramatique pour la Grèce. Aujourd’hui la Grèce est l’un des pays de l’Europe qui dépense le plus sur l’armement alors qu’il n’y a aucune menace, mais c’est pour garder le statut actuel de Chypre. Quand la Grèce s’est trouvée dans des situations difficiles, elle a demandé l’aide de l’Europe qui a soutenu la Grèce jusqu’à épuisement. Une situation qui n’a rien à voir avec la Tunisie. Par contre un pays pourrait ressembler à la Tunisie, il s’agit de la Turquie. La Turquie rejetée par l’UE s’est dite qu’elle doit compter sur elle-même. La Turquie a développé d’excellentes relations économiques avec l’Asie et les pays arabes, qui lui ont prévalu une croissance de 11,2%. La Tunisie est exactement dans la même situation et doit compter aussi sur elle-même. Non pas grâce au gouvernement ni grâce à la Banque Centrale mais grâce à l’ambition de son peuple. Mais celà ne se fera pas naturellement. La situation est difficile mais il y a des difficultés qui sont nécessaires. On se trouve actuellement dans la situation qu’on appelle J. nous sommes actuellement dans la phase creuse de la lettre J, mais nous pourrons remonter.

 

Comment peut-on remonter ?

Il y a un élément important qui n’a rien à voir avec la note, celui de la sécurité. L’investisseur face à l’insécurité baisse le cash-flow de la rentabilité d’un projet, dans le calcul prévisionnel. Ceci peut se traduire par un amoindrissement de la capacité du pays à rembourser. Notre seule ressource en Tunisie est le travail, sinon l’entreprise n’aura pas de revenus et la Tunisie continuera chaque jour à payer des dettes en principal et en intérêt. Chaque jour il faut que l’on crée du revenu pour la Tunisie grâce aux travailleurs. Donc l’aspect responsabilité sociale est important. L’entreprise doit favoriser l’émergence d’un vrai syndicat. Les autorités tunisiennes devraient encourager le lancement d’une université syndicale pour défendre l’intérêt du travailleur dans le cadre de l’intérêt de l’entreprise. Ceci fait partie aussi des conditions de cette notation puisque celà va affecter le cash-flow. Donc l’effet immédiat va être minime si la Tunisie ne va pas sur les marchés financiers. Il faut accélérer les actions positives du gouvernement, notamment les projets d’investissement dans l’infrastructure dans les régions. Lançons une dette interne. Les Tunisiens trouveront peut-être intérêt à investir dans ces projets. Faisons des partenariats public-privé. Il faut qu’on dépasse les 3,5% de croissance prévue par la loi de Finances 2012. Mais quand va-t-on monter à 6 ou 8% ? Va-t-on y arriver dans deux ans ou dans huit ans ? Il faut que cette croissance existe le plus tôt possible.

 

La Tunisie aura-t-elle besoin d’un nouveau modèle économique ? Est-ce qu’au niveau de l’ANC, vous réfléchissez à de nouvelles règles communes pour l’organisation de l’Economie nationale notamment en matière d’IDE, de fiscalité… ?

Petit à petit, il y aura des règles communes qui vont apparaître. Mais il n’y a pas d’idéologie économique aujourd’hui. La Tunisie dans sa recherche de solutions économiques et sociales, tâtonne, mais elle arrive toujours à la solution la moins mauvaise. En politique elle l’a fait, au niveau économique les choses vont évoluer. Le plus dangereux serait d’avoir une vision idéologique. Je pense qu’on ira vers le modèle Tunisie émergente. Certes, elle ne sera pas la Chine ou l’Inde mais elle sera la Turquie. Le jour où on verra des Tunisiens résidents à l’étranger investir lourdement en Tunisie, c’est que nous aurons gagné le pari. Voilà une autre condition d’émergence et celà se fera.

 

Najeh Jaouadi

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