Moncef Marzouki : Des droits de l’homme au pouvoir

 

Par Hajer Ajroudi

 

Le premier tour a abouti à l’ascension de deux candidats finalistes pour la présidentielle, Mohamed Moncef Marzouki, président provisoire sortant et ancienne figure de l’opposition à Ben Ali et Béji Caïd Essebsi, compagnon et disciple de Bourguiba, plusieurs fois ministre, président du Parlement à l’ère de Ben Ali et chef efficace du gouvernement postrévolutionnaire. Le président provisoire sortant promet d’être le rempart au retour de la tyrannie. Dans sa campagne il joue sur cette peur. Béji Caïd Essebsi vante les aspects positifs de ce même passé : souveraineté, enseignement, santé, statut de la femme, etc. Pour mener sa campagne, il s’appuie sur les aspirations des Tunisiens à préserver leur modèle de société et à retrouver la sécurité et la stabilité.

Président provisoire nommé par l’ANC avec le concours d’Ennahdha depuis 2011, Moncef Marzouki divise aujourd’hui l’opinion publique et passe au second tour, alors que son parti vient d’essuyer une cuisante défaite aux législatives. Lors des échéances de la présidentielle il a bénéficié des votes des sympathisants des partis n’ayant pas présenté de candidats, comme Ennahdha. Opposant politique à l’ère de Ben Ali, militant des Droits de l’Homme et exilé en France, Moncef Marzouki jouissait d’une réputation qui lui était favorable malgré des critiques virulentes provenant du même camp démocrate. Mais très vite, une fois au pouvoir, il a fait preuve de contradiction entre ses principes et ses actes, faisant preuve d’impulsivité et suscitant des critiques dans une large partie de la population. Il a été plusieurs fois « dégagé » par la foule des villes qu’il visitait. Témoignages…

 

Youssef Sedik : Mohamed Moncef Marzouki, de l’adolescent aimable et communicatif au président fermé à tout conseil

Amis depuis le lycée et ensuite à Paris, Youssef Seddik et Moncef Marzouki entretiennent jusqu’à aujourd’hui leur amitié. Témoignant pour Réalités, Youssef Seddik commence par souligner qu’il ne se reconnaissait pas dans cet acharnement contre Moncef Marzouki… «Adolescent et lycéen, il était aimé, complice, intelligent, un peu sombre et enclin parfois à l’isolement. Il était aussi brillant et communicatif, même s’il ne sollicitait pas vraiment la communication, mais s’y prêtait volontiers. Il a toujours eu des valeurs, même dans les aires de jeux, il ne pratiquait aucune traitrise et n’assenait pas de coups bas. Il aimait la langue arabe et la littérature. D’ailleurs, il a fait médecine à partir d’une filière de Lettres et de philosophie. Il était donc doté d’une large culture générale et nous étions amis, tout en étant concurrents pour la première place.»

Aujourd’hui, il arrive souvent à Youssef Seddik et à Moncef Marzouki de se voir, loin des caméras et des rencontres officielles, autour d’un café ou pour un petit-déjeuner… Youssef Seddik témoigne du renfermement du président sortant et candidat au second tour, à tout conseil gratuit et dépourvu d’intérêt personnel de sa part. «Je lui ai souvent parlé par exemple de certains de ses conseillers, qu’ils n’étaient pas bien et qu’ils aménageaient leur propre place plutôt qu’ils ne servaient les intérêts nationaux. Il m’écoute, mais n’en fait ensuite qu’à sa tête. S’agit-il d’un «autisme politique» ? C’est ce que je lui reproche aujourd’hui». Cela est la raison de la déception suscitée par Moncef Marzouki chez son ami Youssef Seddik, mais ce n’est pas la seule raison. «Ce qui me déçoit aussi est son report, à chaque fois, d’une conférence débat qu’il avait lui-même sollicitée, à savoir l’Islam politique et l’Islam et la politique. Je pense qu’il subit une pression pour ne pas la tenir. Pourquoi ? Je n’en saisis pas vraiment les raisons. Quand je demande à Rached Ghannouchi de l’organiser, il me répond favorablement. Pression exercée par la base salafiste ? Sa peur que je ne commette une bourde ? Or à plusieurs reprises j’ai tenu ce genre de débats et de conférences sans jamais en commettre. On peut tout à fait respecter le sacré tout en discutant ce genre de sujets.»

À notre question, «Moncef Marzouki, est-il laïc ?», il répond «jusqu’à la veille de son mandat, je croyais qu’il était pour la sécularisation et qu’il allait entreprendre de neutraliser l’espace politique public quant à la mainmise religieuse. Je le savais profondément imprégné par la culture des Lumières et du 18e  siècle en France, mais ce n’est pas ce qu’il a fait. Or, la politique nuit au sacré. Je crois qu’il voulait gagner des positions politiques à travers la religion, il croyait ainsi gagner.»

Et quand nous posons à Youssef Seddik la question : «Croyez-vous que ses relations avec les LPR, et les salafistes reflètent son acharnement à rester président ?». Il nous répond «c’est la plus probable des explications. Au lieu de les ramener à la loi et de les «éduquer», car un président a la vocation d’un pédagogue, il choisit la voix populiste. Ses relations avec ces gens relèvent en effet de l’ordre de l’acharnement à rester président.»

 

Marzouki et le pouvoir…

Le président sortant, Moncef Marzouki, a souvent laissé penser qu’il était plus qu’attaché au pouvoir. Quand la durée de l’ANC s’est prolongée jusqu’à trois ans au lieu d’un an, il n’a non seulement exercé aucune pression pour que le délai d’un an soit respecté, mais dès lors qu’une personne évoquait cette situation elle devenait à ses yeux «putschiste». Le mot «légitimité» était alors souvent prononcé. Lors de la destitution de Morsi, pourtant réclamée par des millions d’Égyptiens avant que l’armée n’intervienne, il a tout de suite pris une position favorable aux frères musulmans et l’a projetée sur la scène tunisienne. Putschistes, ennemis de la légitimité, menaces contre la sécurité de l’État et même spectre du RCD, toute personne des médias ou de l’opposition évoquant la démission ou le retrait de Moncef Marzouki était systématiquement accusée en ces termes.

«Je ne démissionnerai pas, je ne démissionnerai pas, je ne démissionnerai pas !», une tirade prononcée par le président sortant et que les Tunisiens n’oublient pas. Mais la répétition révèle aussi le cramponnement de Moncef Marzouki à son poste. Le slogan même de sa campagne, «on gagnera ou on gagnera», démontre son obstination à ne pas perdre les élections. Avant cela, le président Moncef Marzouki et son parti le CPR ont été parmi les plus fervents défenseurs de l’article se rapportant à la loi d’immunisation de la Révolution, loi dite d’exclusion qui visait essentiellement Béji Caïd Essebsi. Aujourd’hui, ceux qui soutiennent Nidaa sont considérés comme des traîtres à la nation et à la Révolution et des fidèles sujets de l’ancien régime. Il ne conçoit même pas la possibilité que des personnes choisissent en toute liberté sans s’attacher au passé et à l’ancien régime, un président qui les rassure sur leur avenir…

Moncef Marzouki n’a jamais manqué une occasion pour diaboliser ses adversaires et ses opposants ; livre, apparitions télévisées, articles, discours, usage des LPR et des salafistes, toutes les occasions ont été utilisés pour véhiculer le même message faisant de ses propres concurrents ou opposants des ennemis de l’intérêt général, de la sécurité et de l’unité de la nation.

Aussi, il diabolisait ses adversaires en alimentant la peur envers le passé et la crainte du retour de la corruption, de l’abus de pouvoir et de la malversation.

Candidat, il s’est acharné dans une campagne électorale frénétique, parcourant une bonne part du pays. Jusqu’au dernier moment, il s’est battu et il a essayé de rattraper certaines de ses erreurs au pouvoir en jouant sur la communication. Moncef Marzouki n’a pas hésité à diviser le peuple qu’il est censé gouverner sans discrimination aucune, pour le profit de sa campagne présidentielle. Son ancien conseiller Aziz Krichen a écrit à ce propos «Je ne veux pas accabler Moncef Marzouki. Force est néanmoins d’admettre que sa stratégie de campagne n’a été guidée que par un seul objectif : réactiver, à son bénéfice, les clivages idéologiques qui divisent les Tunisiens contre eux-mêmes. C’est-à-dire qu’il s’est inscrit d’emblée dans une pente qui va à contre-courant de l’évolution du pays et de la sauvegarde de sa jeune démocratie.           
Cette posture irresponsable est la sienne depuis les tristement fameuses déclarations faites au Qatar en mars 2013. Depuis, la dérive n’a fait qu’empirer, pour devenir proprement scandaleuse aujourd’hui. Peu lui importe qu’une telle politique ravive les tensions parmi la population, ni qu’elle fasse le lit de l’extrémisme et incite à la violence. Lui, en attend des retombées électorales et rien ne compte davantage à ses yeux.»

 

Un mandat controversé

Moncef Marzouki, ancien président de la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH), militant des Droits de l’Homme et médecin, donc ayant le profil d’une personne défendant corps et âme toute intégrité physique et morale, est sorti, avant même son mandat, fêter l’assassinat barbare de l’ancien président Muammar Kadhafi. Certes, c’était un tyran dont la population libyenne voulait se débarrasser, mais la manière avec laquelle il a été assassiné, sans procès équitable, torturé, humilié, aurait dû susciter une réaction de condamnation de la part d’un militant des droits humains, médecin de surcroit. Mais Mohamed Moncef Marzouki s’est empressé de célébrer sa chute avec la foule. Plus tard dans la journée, après la célébration, il condamna le massacre…

Lors de la révolution syrienne, Moncef Marzouki a aussitôt rompu les relations diplomatiques avec la Syrie, laissant des milliers de Tunisiens livrés à leur sort, bloqués sur le sol syrien.

Le poste du président de la République lui donne deux prérogatives essentielles : la Défense et les Affaires étrangères. Concernant la manière de gérer cette dernière, les observateurs sont unanimes que sa politique a été impulsive et irréfléchie. Le 14 janvier 2012, le prince du Qatar s’adresse aux caméras lançant un «regardez-moi apprendre à votre président comment se tenir et comment saluer», cette phrase a été une profonde humiliation pour les Tunisiens.

Moncef Marzouki s’immisça entre l’Algérie et le Maroc, lui valant ainsi une réaction d’Alger, attaqua la Russie, l’Égypte et l’armée égyptienne, a permis de livrer Baghdadi Mahmoudi aux Libyens et tenta souvent d’instrumentaliser la cause palestinienne et le panarabisme.

La Défense, deuxième prérogative sous la coupole directe du président de la République, chef suprême des trois armées, n’a cessé de prendre des coups trois ans durant : attentats, explosions de mines, embuscades. Pas de matériel performant, rien pour améliorer le quotidien des soldats, ni pour faire face au terrorisme, sinon cette phrase prononcée, à trois reprises «vous ne passerez pas !». Pis encore, Moncef Marzouki a enchaîné les apparitions à côté de salafistes et d’extrémistes lorsqu’il les reçoit au palais. Pourtant, il est passé au second tour, chose qu’Aziz Krichen avait déjà «prédite», évoquant aussi l’issue du scrutin. « profitant du nombre élevé de candidats et de la dispersion des votes, Moncef Marzouki sera vraisemblablement présent au second tour. Encore plus vraisemblablement, il sera alors battu. Et quittera la scène par la petite porte. J’espère simplement pour lui, comme jugement final, quand les générations suivantes feront le bilan de notre époque troublée, qu’elles ne se souviendront que du courage dont il fit preuve lorsqu’il s’opposait à la dictature de Ben Ali, et qu’elles auront la charité, ou l’élégance, d’oublier tout le reste.»

 

Lire aussi: Béji Caïd Essebsi: De l’ardeur du militant au responsable politique

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