Monsieur le Président !

Qui de notre génération d’étudiants révoltés ne connaît pas le célèbre poème de Boris Vian «Le déserteur»?
« Monsieur le Président
Je vous fais une lettre
Que vous lirez peut-être
Si vous avez le temps »

Empruntés à cette petite merveille de poésie chantée par Serge Reggiani, ces quatre premiers vers prennent opportunément prétexte de cette lettre que j’envoie à Monsieur le président de la République pour revenir sur la crise insidieuse qui a révélé, de façon aiguë, un point limite de la gouvernabilité d’une société tunisienne fragmentée et divisée.
En votre qualité de Président consciencieux, courageux et d’une grande droiture, vous avez mis le peuple, dès le départ, en garde contre le cynisme généralisé et le sentiment de nostalgie qui nous étreint devant le délitement de la méritocratie, la perte de nos valeurs et l’engloutissement de nos racines. En décidant de désamorcer le scepticisme d’un peuple en désarroi et de lui apporter des réponses à la hauteur de ses attentes, vous avez représenté une bouffée d’air frais pour un peuple suffoquant dans une atmosphère de charlatanisme, de mensonge, de haine, de colère et de peur.
Lorsque vous avez fait irruption le 25 juillet 2021, auréolé par une victoire constitutionnelle sur un pouvoir mafieux, régi pendant une décennie houleuse par les petits arrangements de «partage du gâteau», vous avez surpris et séduit. Après tout, au milieu des ruines de cette décennie de braise subsistent de beaux restes ; il existe un chemin «démocratique» très étroit, dont vous pouvez devenir l’éclaireur sur les scènes nationale, arabe et africaine. Deux ans plus tard, vous surprenez toujours, mais la séduction a fait place à l’interrogation : le Président est-il capable de relever le grand défi tout seul ?
Le paradoxe, Monsieur le Président, est que votre pire ennemi ne se trouve pas chez vos rivaux politiques dont les résultats au pouvoir sont, après tout, catastrophiques. Non, votre pire ennemi, ce sont les faux «disciples» lorsqu’ils trahissent vos idéaux. Depuis lors, la liste de leurs impostures, de leurs bévues et de leurs échecs n’a cessé de s’allonger.
C’est là que le bât blesse, car plusieurs de ceux qui se réclament prêcheurs de votre politique et dont l’apparition sur le devant de la scène médiatique ne fut qu’un hasard désastreux, sont hors sol. Dans leurs propos biberonnés à l’arrivisme, il n’y a rien. Ils voient les choses de loin, d’une manière abstraite. Ils ne comprennent pas comment assumer un cap et une vision. Pis, ils sont tombés dans une pathologie obsidionale voyant ennemis partout. L’histoire nous raconte qu’à côté des vrais grands leaders existent ceux qui croient, faussement, être leurs voix exclusives. Il est bon, alors, de faire un grand ménage intérieur, indispensable préalable à tout mouvement tournant, digne de la grande tactique politique, sachant que la politique est affaire de mouvement. «Le grand art, disait Napoléon Bonaparte, c’est de changer pendant la bataille». L’Histoire ne se répète pas, mais elle se pense.
Monsieur le Président !
Les jeunes de ce pays, qui croient encore en votre probité, votre sincérité et votre patriotisme, s’interrogent sur leur avenir au moment où ils ne savent plus où ils vont. Ils sont devenus incapables de tirer de ce présent une idée de leur avenir. Pourtant, il y a dans leur combat pour une Tunisie libre, souveraine et moderne, une telle colère, une telle sincérité et une telle générosité qu’on les admire comme porteurs d’un rêve réalisable. L’art de gouverner la Tunisie d’aujourd’hui exige de les écouter et de respecter les trois piliers de leur ambition collective : d’abord, concrétiser leur droit à l’emploi, ensuite, entendre fort bien leurs messages et comprendre leur souffrance et leur sentiment de déclassement ou d’abandon, enfin, garantir leur liberté d’inventer le culte de l’instant et faire l’apologie de leurs rêves.

Mon grand respect.

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