Mourir pour vivre !

« Lorsque quelqu’un n’a pas de points de repères extérieurs à quoi se référer, le tracé même de sa propre vie perd de sa netteté ». Le drame de l’immigration clandestine survenu la semaine dernière au large des Îles de Kerkennah renseigne,  par son ampleur et le nombre de victimes qu’il a occasionnées,  sur le désarroi, la grande solitude et la profondeur du désespoir qui a gagné une frange importante de notre jeunesse.
Face à  l’exclusion et à  la précarité auxquelles ils se trouvent condamnés, de nombreux jeunes courent le risque de mourir dans l’espoir de vouloir  vivre, se trouvant du coup,  désarmés face aux commerçants de la mort et aux réseaux mafieux qui ont étendu leurs tentacules un peu partout sur le littoral du pays pour vendre de faux rêves.
Manifestement,  le drame de Kerkennah  n’est qu’une  expression, parmi d’autres,  de perspectives bouchées d’une jeunesse aux abois, au bord de la crise de nerfs. Une jeunesse qui a attendu depuis 2011 un changement qui ne vient pas. Dans sa  détresse,  solitude et extrême vulnérabilité, elle défie la mort, montre une résolution  à braver  tous les interdits pour   chercher , encore et toujours,  à partir, à fuir, à courir vers la mort. À consentir aussi  tous les sacrifices pour recourir  aux services des commerçants de la mort pour s’extirper de la misère et de  l’absence de toute perspective. Habitée par le découragement, démoralisée et se sentant abandonnée, cette jeunesse  n’a plus rien à perdre, même la mort ne semble pas l’arrêter pour sortir du bourbier.
Ce qui s’est produit à Kerkennah  est une preuve d’une faillite collective. De l’Etat,  des acteurs politiques et de la société civile qui n’ont pas pu et su être attentifs à la  détresse de cette jeunesse, à son  désarroi. Une faillite d’acteurs qui ne feignent pas d’utiliser souvent  ce genre de  tragédies,  non pour tirer les enseignements,  mais pour se tirer dessus et régler leurs comptes.
Malgré des clignotants qui ont , depuis un certain temps, viré  au rouge au sujet de la désaffection de cette importante catégorie de notre société de la politique, de son manque de confiance en une  classe politique qui ne cherche qu’à accaparer le pouvoir, non à  l’encadrer, à l’impliquer ou  à l’interpeller via un débat public de qualité, rien n’y a été fait pour corriger la trajectoire. Atteinte par une cécité, cette classe politique a continué sa fuite en avant  et récolte  aujourd’hui ce qu’elle a semé.
A l’absence d’Etat,  qui se trouve  incapable d’assumer ses missions essentielles, le pays cumule l’incohérence de la classe politique, qui ne brille que par les surenchères qu’elle entretient,  et les excès d’une société civile qui peine à trouver la bonne trajectoire l’habilitant à se hisser en un contrepouvoir qui construit et offre une alternative.
Le résultat de toute cette cacophonie est palpable sur le terrain. Alors que le pays est encore sous le choc du drame, l’on s’est rendu compte que d’autres tentatives d’immigration clandestine de  groupes de jeunes étaient en préparation. N’eut été la purge  qui a touché les services de sécurité, l’on  aurait dénombré des dizaines de morts  supplémentaires  pris dans les tenailles des réseaux mafieux qui ont installé leurs quartiers dans l’Île désertée par les services de sécurité.
Sans trop épiloguer sur les défaillances sécuritaires, connues par tous et exploitées à fond par les commerçants de la mort qui agissent en terrain  conquis, l’on ne peut  que s’apostropher sur la portée réelle du limogeage du ministre de l’Intérieur et de la purge qui a touché les services de sécurité dans la région.
Dans le climat d’extrême tension  et suspicion qui caractérise notre vie politique, les mesures improvisées décidées peuvent-elles produire l’effet escompté, mettre un terme aux dysfonctionnements,   que certaines parties ont cherché à instaurer pour faire de l’Île une zone de non droit,  ou ont-elles servi d’alibi au Chef du gouvernement pour se débarrasser d’un ministre devenu encombrant ?
C’est tout à la fois. Dans la crise politique qui secoue le sommet de l’Etat, le départ précipité du ministre de l’Intérieur semble être un message  codé envoyé par Youssef Chahed aux parties impliquées dans les discussions de Carthage 2 qui s’apprêtent à engager un autre round après l’Aïd dans un meilleur  état d’esprit. Entre-temps, la tragédie de Kerkennah sera oubliée,  si toutefois un autre drame ne vient pas sonner à nouveau le tocsin.

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