Les médecins, médecins dentistes et pharmaciens étaient en grève les 30 et 31 mai. Le mouvement qui a connu une mobilisation sans précédent traduit le malaise, si ce n’est le ras-le-bol, de tout un secteur, en «mal de reconnaissance». Et il n’est pas le seul…
Plus de 90% des hospitalo-universitaires ont répondu à l’appel lancé par le syndicat national des médecins, médecins dentistes et pharmaciens (SNMMDP)…Tels sont du moins les chiffres avancés par Habiba Mizouni, la Secrétaire générale.
La goutte d’eau
C’est l’humiliation de trop, celle qu’ils ne peuvent pas supporter. Les médecins de l’hôpital Abderrahmane Mami n’en reviennent toujours pas. Aptitude, compétence, si ce n’est renommée, sont les termes qui reviennent souvent au cours de la conversation dès lors qu’il s’agit de qualifier leurs collègues. Seulement voilà…Eux, comme leurs collègues, spécialistes de l’hôpital situé à l’Ariana, se sont vu désavouer par leur gouvernement, qui leur a préféré les médecins d’un autre pays. «Il (ndlr : le gouvernement) envoie nos blessés de la Révolution au Qatar, alors que nous avons la compétence médicale.
Comment peut-on envisager et comprendre le fait que l’on envoie nos malades à un pays régulièrement demandeur de nos médecins ?», s’interroge Sadok Boudeya, le Secrétaire général du syndicat hospitalo-universitaires de l’Ariana. Et ce dernier de poursuivre : «Cette décision a eu un impact terrible sur l’image de la Tunisie. Comment peut-on à la fois traiter ainsi nos patients et dans le même temps booster le tourisme médical ?». Tout est dit…Voilà des mois que les hospitalo-universitaires vivent leur blues post-révolutionnaire. Des années durant. Car, nous le rappellent-t-ils, un préavis de grève avait été déposé en janvier 2011 (le 17) afin de contester une absence totale de reconnaissance dans leur travail aussi bien sanitaire qu’académique. Le but également était de sauver le service public, ni plus ni moins. «Le service public de la santé est primordial. Les gens y ont recours car ils n’ont pas les moyens. Leur pauvreté ou leur manque de ressources n’est pas une raison pour leur fournir des prestations insatisfaisantes. On ne peut pas se permettre de voir ce système s’écrouler. Dans certaines régions, près de 90 % de la population consultent dans les hôpitaux. C’est dire l’urgence du problème», déclare Dr Sonia Marrakchi, cardiologue au sein du même hôpital.
Des conditions «inacceptables»
L’hôpital Abderrahmen Mami est un hôpital dit de niveau 3, c’est-à-dire de spécialisation. Il concentre la fine fleur des médecins spécialisés dans les maladies respiratoires. Et pourtant…Ces derniers travaillent dans des conditions pour le moins difficiles. «Réformé», l’un des mots les plus usités sur place, désigne tout appareil en panne qui n’a plus aucune chance d’être réparé. Seulement voilà, pour cause (la plupart du temps) budgétaire, la majorité de ce qui est cassé est soit colmaté de manière rudimentaire (au scotch), soit mis de côté à des fins de décoration. La situation pourrait presque prêter à sourire… sauf que la vie de patients est en danger. Et c’est ainsi qu’à notre arrivée, l’équipe médicale se remettait à peine (en réalité n’y parvenait pas) du décès d’un jeune homme de 30 ans originaire de Kasserine parce que les médecins n’ont pas pu lui faire une échographie cardiaque, l’appareil faisant défaut, afin de rapidement lui diagnostiquer son mal. Et c’est ainsi, qu’il y a quelques mois, un malade est mort après avoir été longtemps bloqué dans un ascenseur en panne. Et c’est ainsi que les médecins, au lieu de pratiquer une «simple» célioscopie, sont obligés d’ouvrir le thorax des malades, car ils n’ont pas de sacs stériles. Au problème chronique des moyens matériels, nos hôpitaux font face également à un problème «humain». Les médecins sont fatigués. Ils ne comptent plus leurs horaires. A notre arrivée, certains avaient fait près de 36 heures de garde à la file. A l’hôpital Abderrahmen Tlili, l’exemple du service de réanimation est frappant. Dans les standards internationaux, ce service prend en charge des cas lourds qui nécessitent des soins importants. La moyenne voudrait qu’une infirmière s’occupe de deux malades. Toutefois, dans notre cas d’espèce, le grand service de la capitale avec 22 lits, est «géré» par trois à quatre infirmières. Résultat ? Le médecin est non seulement submergé mais il doit également s’acquitter du travail du personnel manquant. La situation s’était aggravée bien avant la Révolution. Certes, concèdent les médecins. Mais elle a «empiré» depuis. «(Après la Révolution), le citoyen est demandeur de soins de qualité, ce qui est légitime.
Mais il existe un décalage important entre les moyens et la réalité», explique pour sa part le Dr Kheirallah Belkhodja. Le citoyen frustré déverse sa colère sur le personnel hospitalier. Selon les chiffres officiels, la seule année de 2011 a enregistré près de 240 agressions.
L’hôpital Abderrahmane Mami a également connu cette poussée de violence. «Récemment, une pneumologue s’était faite agresser par la famille d’un patient car elle s’occupait (en priorité) d’un malade mourant», nous a confié Dr Sadok Boudeya.
Mais le plus inquiétant reste à venir. Ces facteurs réunis sont à l’origine de la fuite des hospitalo-universitaires vers le privé, secteur, où «ils trouvent à la fois le confort et un meilleur salaire (multiplié par près de cinq fois)». Chaque année, 2 à 3% de médecins quittent les hôpitaux. Ces taux appartiennent désormais au passé. Pas un mois ne passe sans qu’un interne ne demande sa démission, démission «facilement accordée» par le ministère de tutelle. Cette fuite a bien entendu une victime principale : le citoyen…
Azza Turki