Quelques mois seulement après sa réussite dans l’organisation de trois scrutins décisifs qui ont mis un terme à une longue et pénible période de transition, l’Instance supérieure indépendante des élections (ISIE) peine à retrouver ses repères. Des doutes commencent même à planer au sujet des prochaines municipales annoncées pour 2016. Cette nouvelle échéance qui diffère de toutes qui l’ont précédée requiert pour qu’elle se tienne dans des conditions de liberté et de transparence la satisfaction de nombreuses conditions normatives. L’arsenal juridique sur lequel devrait se baser ces élections n’a pas encore vu le jour, d’autres questions demeurent en suspens à l’instar de l’actualisation des listes électorales, de la généralisation des municipalités, rendant la date de 2016 improbable. M. Chafik Sarsar, Président de l’ISIE montre à ce propos un certain scepticisme, estimant « qu’on ne veut pas que l’on organise des élections pour des coquilles vides ». Il tient à rappeler que « l’organisation des prochaines élections doit échapper aux pièges de l’indécision et de l’improvisation des acteurs politique ».
Interview
Avec les retards constatés notamment au niveau de l’élaboration de l’arsenal juridique relatif aux prochaines élections municipales, annoncées pour 2016, ne pensez-vous pas que l’organisation de cette nouvelle échéance ne soit d’ores et déjà hypothéquée ?
Effectivement. Bien que tout le monde s’accorde sur l’urgence de l’organisation des élections locales (les municipales et les régionales), on ne voit pas une feuille de route adoptée, et du coup, on n’a aucune visibilité sur les choix des acteurs politiques et de leur perception de la tenue de ces élections. On sait que les dispositions constitutionnelles prévues dans le chapitre relatif au pouvoir local n’entreront en vigueur que lorsque toutes les lois prévues par ce chapitre soient adoptées, et ces lois sont au nombre de quatre. En outre, on ne veut pas que l’on organise des élections pour des coquilles vides, c’est-à-dire des conseils municipaux et régionaux dépourvus de compétences claires et d’une autonomie financière à même d’assurer une véritable démocratie locale.
Quels sont les préalables à satisfaire et les conditions qu’exige l’ISIE pour que ces élections puissent se tenir et que les retards soient rattrapés ?
Il faut insister sur le fait que l’organisation des prochaines élections doit échapper aux pièges de l’indécision et de l’improvisation des acteurs politiques. Je rappelle qu’en 2014, les choix n’ont été tranchés que tardivement, ce qui a posé un grand problème de planification stratégique pour l’Instance. Certaines décisions doivent être prises pour pouvoir préparer les élections dans des conditions raisonnables, n’oublions pas que l’enregistrement des électeurs doit obéir, pour les listes électorales aux municipales, à la notion de l’électeur local. L’ISIE doit veiller à la transhumance des électeurs, par un subtil déplacement des électeurs en faveur d’une force politique quelconque, donc l’enregistrement des électeurs et la mise à jour du registre électoral doit respecter certaines règles relatives à l’attachement de l’électeur à la circonscription.
Outre les problèmes logistiques liés aux spécificités des élections locales, qui sont plus compliquées à gérer, nous aurons des centaines de circonscriptions électorales, contrairement aux élections législatives ou présidentielle. On aura certainement plus de candidats à gérer, plus de modèles de bulletins de vote à imprimer. Mais la grande difficulté n’est pas là. Aujourd’hui nos équipes sont suffisamment rodées, notre administration est en train d’être consolidée par des actions de formation et de renforcement de capacités.
Les préalables pour mener à bien des élections municipales sont multiples : un découpage des circonscriptions pour une meilleure municipalisation du territoire. Une loi organique relative aux élections locales; une organisation des compétences et une loi relative au budget pour garantir une autonomie financière des collectivités locales et enfin une sensibilisation du citoyen des principes, des enjeux et des risques de la décentralisation.
A la différence des élections législatives et présidentielle, les municipales possèdent de nombreuses particularités que l’ISIE a présentées, dont notamment la généralisation des municipalités sur toute l’étendue du territoire comme le stipule la Constitution et la fixation des compétences et des budgets des conseils régionaux et locaux. Dans ces conditions, peut-on être sûr que l’organisation de ce scrutin important se déroule dans les conditions de transparence et de liberté requises ?
Il n’y a pas de doute là-dessus. L’ISIE, est tenue à ce que la démocratie soit garantie par le droit, tout en veillant au respect des normes et des standards internationaux relatifs aux élections transparentes, intègres et libres. En outre, nourrie de son expérience des législatives et présidentielle de 2014, elle prendra toutes les précautions nécessaires afin que ce scrutin se déroule dans les meilleures conditions de transparence et de liberté, sinon, à quoi bon de faire tout cet effort.
D’un autre côté, il ne faut pas oublier que la société civile est d’un grand apport dans ce sens tout comme les représentants des candidats. Il suffit de savoir que lors des élections de 2014 on a accrédité plus de 30 mille observateurs. Et je suppose que les acquis en matière d’observation et d’accréditation des représentants des candidats devrait permettre une amélioration.
Où en est la mise à jour des listes électorales et les actions d’incitation des citoyens à s’inscrire et à choisir la municipalité dans laquelle ils doivent voter ? On a l’impression que depuis les dernières élections, l’ISIE est entrée dans une phase d’hibernation ?
Loin de là, il n’y a pas de temps pour l’hibernation, mais avant de relancer l’inscription des électeurs, il est important de mener un audit en bonne et due forme du registre, c’est une étape importante pour évaluer le travail de l’enregistrement mené par l’ISIE en 2014, et ce travail doit être effectué par une entité autre que l’lSIE. Par la suite, et sur la base de la définition de l’électeur local, on peut entamer l’inscription en vue des élections locales. En plus, il faut déterminer définitivement les circonscriptions pour savoir où inscrire les gens, seuls les électeurs qui ont un attachement à une circonscription peuvent voter pour l’élection de son conseil, c’est dire que certains électeurs, s’ils n’ont aucun attachement à une municipalité n’auront pas le droit de participer aux élections municipales.
On est d’ailleurs en train d’examiner des propositions concernant une mise à jour permanente du registre électoral, comme c’est le cas dans plusieurs pays plus avancés que nous dans ce domaine.
Etant devenue une instance pérenne, est-ce que l’ISIE a les moyens qui l’autorisent à remplir au mieux les missions qui lui sont dévolues ?
Absolument ! Je me permets de rappeler qu’au début de 2014, l’ISIE a eu d’énormes obstacles quant à la mise en place de l’administration, avec les problèmes des locaux, surtout qu’on a été comme celui qui devait construire son navire tout en commençant à naviguer. Cela ne nous a pas empêchés de mobiliser les moyens surtout humains pour assurer notre mission. Il est vrai que pratiquement tout le monde a pris le train en marche et que l’ISIE était attaquée de toutes parts, mais cela ne nous a pas empêchés d’accomplir notre mission à temps. Je réitère mes remerciements, à ce niveau, à tout le staff de l’ISIE et à toutes les organisations qui nous ont soutenus pour y parvenir.
Refaire le même exercice, sans la contrainte temps, me semble parfaitement à notre portée.
Vous venez de présenter au Chef du gouvernement le rapport de l’ISIE sur les dernières élections législatives et présidentielle, quels sont les enseignements que vous tirez de cette triple échéance que l’instance est parvenue à organiser en l’espace de deux mois ?
En effet, le rapport que nous venons de remettre aux trois présidences, aux partenaires, aux médias et au grand public (en version téléchargeable sur notre site), retrace tout le processus électoral de l’année 2014, depuis la mise en place de l’administration et jusqu’à l’annonce des résultats définitifs, tout en passant par la phase des inscriptions, des candidatures et du vote.
Le rapport comprend neuf chapitres outre les annexes, il comprend des données chiffrées publiées pour la première fois et il comprend également des recommandations à la fin de chaque chapitre. Cela me permet de dire que nous avons beaucoup appris de ces élections, d’autant plus qu’il existe pas mal de choses à parfaire en vue des prochaines échéances.
Toutefois, si on se permet de récapituler, je dirai qu’il existe trois grands enseignements de ces élections.
Premièrement, le fait de parvenir à achever la phase transitoire à temps et dans la paix constitue un grand exploit, auquel tous les Tunisiens y ont contribué et sont en droit d’en être fiers. Ce n’était pas du tout évident. Il suffit de voir la situation dans laquelle des pays voisins ont plongé. Et le fait que l’ISIE en soit le chef de file pour mener la barque à bon port me permet d’être dans une certaine mesure satisfait.
Deuxièmement, le capital de confiance que l’Instance a gagné au fil du processus. Je me rappelle qu’au début, le doute est semé partout et les attaques infondées viennent de toutes parts, ajoutons à tout cela la pression du calendrier, etc. Aujourd’hui, les résultats jouissent d’une grande acceptabilité et l’ISIE est sollicitée pour l’organisation d’élections de corps professionnels, ce qui permet à cette instance de travailler avec moins de pression sur son intégrité et son indépendance.
Cependant, ce capital confiance n’est pas définitivement acquis et ne dépend pas uniquement du rendement de l’ISIE. L’Instance opère dans la sphère politique et la manière de faire, tout comme l’image des partis au pouvoir, ont des répercussions directes sur le rapport de l’électeur avec les urnes. Si aujourd’hui les jeunes boudent les élections, ce n’est pas parce que l’ISIE n’a pas su les intéresser, c’est l’environnement politique dans son ensemble qui en est responsable.
Donc, la confiance est une glace assez fragile que tout le monde doit veiller à la renforcer et à ne pas la briser…
Troisièmement, l’autorité de l’ISIE en tant qu’arbitre dans le jeu politique. A plusieurs reprises, l’action de l’ISIE a été entravée par des contraintes législatives insurmontables, et dont les répercussions sont de taille sur les élections. L’Instance a émis plusieurs recommandations au législateur afin de la doter de plus de moyens d’intervention, de sorte à ce qu’elle puisse jouer pleinement son rôle.
En dépit des réussites, plusieurs graves défaillances ont été relevées, au niveau du code électoral, du financement de la campagne, de l’établissement des listes électorales, qui sont restées malheureusement sans suite. Qu’est ce qui handicape l’ISIE pour se prévaloir comme instance indépendante, mais aussi en tant qu’instance qui pénalise ceux qui outrepassent les lois et règlements ?
Dans un cycle électoral, il y’a ce qu’on appelle une période postélectorale, dédiée à l’évaluation et le perfectionnement du cadre juridique et les dispositifs garantissant l’intégrité des élections. Et dans toutes les expériences démocratiques, il y’a un perfectionnement continu des règles et des pratiques. L’expérience de 2014 a révélé certaines limites outre les imperfections que notre instance a signalées au préalable. Il faut donc bien préparer la réforme de la loi électorale, mais ceci dit, on ne doit pas mélanger les genres ; l’ISIE ne peut pas remplacer le juge pénal, il y’a certaines garanties inhérentes aux Droits de l’Homme que l’on ne peut ignorer.
Un scrutin parfait n’existe nulle part, d’autant plus que l’ISIE n’est pas le seul intervenant dans les élections. Les questions de financement reviennent à la Cour des comptes et à la Banque centrale, certains crimes relèvent de la compétence de la justice et les choix électoraux eux-mêmes ne dépendent pas de l’ISIE. Le rôle de l’ISIE est donc purement technique, mais qui tient compte énormément du contexte et des enjeux des élections.
L’expérience de l’ISIE a attiré l’attention de plusieurs pays en transition. Considérez-vous que cette expérience soit aujourd’hui exportable ?
Nous sommes heureux d’avoir réussi, mais nous pensons qu’il est encore tôt de parler d’exportation d’expérience. Il semble plus pertinent de parler d’échange d’expériences, et nous sommes aujourd’hui fiers des acquis que nous avons réalisés.