Naissance d’une armée républicaine

L’histoire de l’Armée tunisienne ne saurait se résumer aux 57 années de son existence ! Son épopée remonte à l’époque carthaginoise et ce n’est guère par chauviunisme que d’affirmer que la Tunisie a donné des noms illustres de stratèges de guerre qui sont toujours enseignés dans les plus grandes académies. Rappelons pour mémoire : la marine carthaginoise, Amilcar, Hannibal et plus tard, à l’époque islamique, Okba Ibn Nafaa et dans la période moderne Sinan Pacha et Kheiredine Barbarosse. Suite aux vaines tentatives de mettre sur pied une armée moderne par le Mouchir Ahmed pacha Bey et le Grand Vizir Kheiredine, la colonisation française avait pu envahir la Tunisie. Après le déclenchement de la révolution armée (1952-1954) la Tunisie pouvait enfin espérer reconquérir son indépendance. Une fois la souveraineté acquise, elle qui restait à matérialiser par l’institution de la police et surtout de l’armée, gage de défense du territoire contre toute éventuelle invasion étrangère.

 

Origines 

C’est le 24 juin 1956 que le premier défilé de l’armée tunisienne de l’indépendance a eu  lieu dans les rues de Tunis. Anticipant le décret instituant la création de l’Armée tunisienne, le 30 juin 1956, le premier noyau de l’armée tunisienne tînt à faire une démonstration des plus ostentatoires de la souveraineté nationale nationale. Pour autant, il existait encore sur le sol tunisien des forces armées françaises, estimées à plus de 22.000 hommes,  dans le sud et sur la base de Bizerte. Et ce n’est guère une contradiction, car les accords de l’autonomie interne (3 juin 1955) et le protocole de l’indépendance (20 mars 1956) stipulaient « l’étroite collaboration franco-tunisienne dans le domaine militaire ».  L’origine de l’idée d’instituer une armée nationale remonte au Congrès de Sfax (15-18 novembre 1956) et qui était censé dissiper les malentendus entre Bourguibistes et Youssefistes. Le Résident Général Roger Seydoux note le 13 décembre 1955 : «La question d’une armée tunisienne est virtuellement posée. Le Congrès de Sfax s’était borné, à la suite d’une intervention que j’avais faite auprès de M. Bourguiba, à réclamer «une force supplétive constituant le noyau d’une armée nationale». Après mon retour de Paris, «El Amal» dans un article, dont je vous ai rendu compte, a affirmé qu’il ne suffisait plus d’envisager la création d’une force supplétive, mais que le moment était venu d’instituer une armée nationale tunisienne. De son côté, M. Mongi Slim a précisé (dans une conférence de presse) qu’il n’était pas actuellement opportun de soulever officiellement la question de l’armée tunisienne, et a donné comme motif le fait que la France était en période électorale. Il est donc prudent d’étudier dès maintenant, comme le Général Billotte en a exprimé l’intention au cours du Comité interministériel du 26 novembre, dans quelles conditions une armée tunisienne étroitement liée à l’armée française pourrait être mise sur pied.» La Tunisie devenue indépendante, les élections de l’Assemblée constituante donnèrent un suffrage écrasant à la liste du Front national (Néo-destour-UGTT), avec plus de 80% des voix. Le 15 avril, le premier gouvernement de l’indépendance voyait le jour.  Le 3 mai 1956, le ministère de la Guerre était rétabli et prenait désormais le nom de ministère de la Défense nationale. Abdelhamid Chelbi, à l’origine inspecteur des écoles primaires (Sousse, Sfax et Béja), fut officiellement investi de la fonction de Secrétaire général du ministère de la Défense le 24 mai 1956. Pour sa part, Habib Bourguiba était à la fois Chef du gouvernement,  ministre de la Défense, et ministre des Affaires étrangères. C’est dire que le cadre officiel était bien présent et qu’il fallait attendre les hommes, les locaux et le matériel afin de mettre sur pied la nouvelle armée. Lamine Bey, soucieux de sauvegarder ce qui lui restait de prérogatives, avait tergiversé et sauvé sa garde personnelle. Le bras de fer ne dura pas longtemps, le gouvernement Bourguiba reprenait l’initiative et avait même, en ce mois de mai 1956, amputé le budget beylical de plus de 4/5. 

 

Le premier noyau 

En commun accord avec les autorités françaises, Habib Bourguiba demanda le 21 juin 1956 l’affectation des officiers tunisiens sous drapeau français à rejoindre l’armée tunisienne. Les deux commandants Sakka et Taïeb Habib, 9 élèments au grade de capitaine, 7 au grade de lieutenant et un sous-lieutenant, formaient les hauts officiers de la nouvelle armée tunisienne. Le concours de l’armée française à fournir les casernes, les réparations et la fourniture en pièces de rechange sont régis par les protocoles de l’indépendance du 20 mars 1956. . La rétrocession à l’armée tunisienne des casernes de la gendarmerie française s’est faite sur un calendrier allant du 1er octobre 1956 au 21 décembre de la même année, ce qui permettait à l’armée et à la Garde nationale tunisiennes de disposer des locaux et du matériel (selon les conventions) tout en permettant à l’armée d’étendre son pouvoir sur plusieurs localités tunisiennes, sauf le territoire du sud et la base de Bizerte. Cette coopération positive avait eu comme conséquence directe la tenue du premier défilé militaire dans les rues de Tunis ce 24 juin 1956, dans une liesse populaire et avec une certaine fierté de voir les tenues chamarrées et ornées d’apparat défiler pour la première fois depuis 1881.Il faut dire que pendant la période du protectorat, il n’existait pas d’armée tunisienne, la garde beylicale (qui assure le cortège et la surveillance des résidences beylicales et n’avait nullement de vocation militaire) ne pouvait pas facilement intégrer l’armée tunisienne, car dépourvue de formation. Consciente de l’importance de former de hauts officiers qui seront plus tard l’état-major de la future armée tunisienne, il fallait sans doute penser tout d’abord au capital humain et à sa préparation dans les plus grandes écoles, et ce en dépit des moyens limités de l’État.

 

La promotion Saint Cyr, ou promotion «Bourguiba»

Dès le 7 août 1956, le journal Le Petit Matin lance un appel annonçant que 200 Tunisiens iront aux grandes écoles militaires en France.  La garantie de culture générale était de mise, ceux ayant le bac pouvaient bénéficier d’une formation de trois ans et devenir officiers, et ceux dépourvus de ce diplôme pouvaient intégrer l’École interarmes de Saint-Cyr et compléter la formation dans d’autres écoles françaises. Il faut dire que seules deux conditions politiques étaient de mise : ne pas être issu d’une famille de collaborateurs ou appartenir au clan youssefiste. Comble de l’ironie,  Ben Ali était dans l’impossibilité d’intégrer l’armée, car son père était accusé par les nationalistes d’être un délateur et il a fallu la caution et l’intervention de Hédi Baccouche, président de la cellule néo-destourienne de Hammam Sousse, pour qu’il puisse regagner cette première promotion. Tout compte fait et après les épreuves en Tunisie, plus de la moitié de l’effectif avait été recalé, et 103 Tunisiens purent regagner Versailles à l’école de Saint-Cyr Coëtquidan le 4 octobre 1956. (École républicaine fondée par Napoléon Bonaparte en 1807, détruite pendant la Seconde Guerre mondiale et reconstruite après 1945) Mais ce nombre avait entre-temps diminué à Saint-Cyr du fait de l’extrême rigueur des autorités militaires françaises, d’autres ont préféré se désister et rentrer en Tunisie, car ils ne pouvaient pas s’initier facilement à la nouvelle vie, au climat et à la nourriture et parfois au traitement des hauts officiers français. Aussi un petit nombre fut révoqué pour des raisons disciplinaires. Il ne restait que les tenaces et ceux qui étaient franchement convaincus et décidés à accomplir une véritable carrière militaire. Il est à noter, selon Salem Sabegh, que les élèves envoyés à Saint-Cyr ont eux-mêmes demandé à se donner le nom de «promotion Bourguiba» en guise de reconnaissance au «Commandant suprême.» L’armée avait pu progressivement grossir ses rangs par l’intégration du corps de la Garde beylicale et les anciens tirailleurs tunisiens ayant servi dans l’armée française. On passa désormais de 6500 hommes en septembre 1956 à 7500 hommes en février 1958 sur une population totale de près de 2,5 millions d’habitants.  Après la première épreuve des incidents de Sakiet Sidi Youssef, le 8 février 1958, l’armée tunisienne se trouvait désormais confrontée à son premier baptême de feu lors de la bataille de Remada, en mai 1958. La Tunisie avait saisi le Conseil de sécurité des Nations unies le 29 mai 1958 et avait eu gain de cause, mais le retrait des forces françaises des territoires du sud ne se fit pas sans difficultés. 

 

Deux coups durs pour l’armée nationale

Habib Bourguiba ne cachait en général jamais sa méfiance de l’armée. Voyant autour de lui dans le monde arabe des dirigeants parvenus au pouvoir pour la plupart à travers des coups d’État, sa circonspection tournait parfois à l’obsession. Il créa à cet égard la Garde nationale, et la Garde républicaine, une sorte de garde prétorienne personnelle. Toutefois, Bourguiba n’hésita à se servir de l’armée à des fins politiques. La bataille de Bizerte en est un exemple éloquent. Car et en dépit des assurances du général de Gaulle lors de la rencontre de Rambouillet le 28 février 1961 de se retirer de la base de Bizerte, surtout que la France avait pu, le 13 février, réussir sa première expérience nucléaire à Ragan dans le Sahara algérien, l’armée tunisienne fut engagée dans un combat disproportionné, pour ne pas dire suicidaire ! Exhortant les foules et mobilisant les civils, la bataille de Bizerte fut engagée du 19 au 23 juillet 1961 et laissa un nombre impressionnant de victimes. Officiellement on en dénombre plus de 600, alors que les Bizertins affirment que le chiffre oscille entre 4000 à 9000 victimes. 

 

Esprit républicain

 La réussite de la Révolution du 14 janvier 2011 doit beaucoup à la neutralité de l’armée tunisienne. Comparée aux armées arabes pour la plupart affidées aux régimes, la Tunisie peut prétendre avoir vécu une des Révolutions les plus pacifiques du dit «Printemps arabe». Cet esprit républicain et neutre de l’armée s’est progressivement forgé avec tout d’abord une formation solide du premier noyau d’officiers tunisiens formés à l’École de Saint-Cyr dans la plus stricte discipline et le respect de l’idée de Patrie et de la défense de son intégrité territoriale. L’œuvre d’Ahemd Mestiri, qui a sorti l’armée de son isolement depuis 1966, avait fait naître l’esprit de construction nationale dans l’armée et sa participation active au combat contre le sous-développement. La création en 1967 de la première académie militaire et du lycée militaire de Bizerte donnèrent aussi à l’armée ses propres institutions. La carrière militaire était devenue attractive.Les structures d’une armée se mettaient en place progressivement et son autonomie était de mise, car son indépendance signifiait aussi la confiance qui lui est donnée par le gouvernement L’appartenance d’officiers et soldats de toutes les villes et régions de Tunisie, sans aucune distinction, participait à faire de l’armée un corps plurierl mais homogène. À l’inverse de nombreux pays arabes de l’époque, où l’accès à la carrière militaire était ou le privilège familial, tribal ou régional et l’appartenance politique au régime en place une condition préalable. En outre, l’armée tunisienne n’a jamais été politisée, elle suivait et donnait parfois ses avis par le truchement du CSA (Commandement supérieur des Armées) sur les questions sécuritaires et de défense du territoire, mais ne s’impliquait jamais dans les décisions politiques. 

 

Enjeux actuels 

Tenir l’armée dans une situation matérielle moyenne sinon médiocre, avec un budget des plus faibles ne fut pas sans laisser des séquelles. La défense nationale n’occupait pas une place de choix sous Bourguiba et la situation a empiré sous Ben Ali. Ce dernier affecté au ministère de l’Intérieur en tant que Directeur de la Sûreté nationale n’a pas hésité à renforcer le rôle de la police aux dépends de l’armée. Aujourd’hui, l’armée tunisienne hérite d’un lourd fardeau. Tout d’abord elle fut reléguée au second plan pendant plus de 50 ans et la situation aussi bien matérielle de son personnel (tous grades confondus) qu’en équipement posent de grandes questions qui ne trouvent toujours pas de réponses. Alors que le terrorisme sévit dans la plupart des régions tunisiennes et particulièrement dans le mont Chambi, existe-til une volonté politique de restructurer notre armée, de la doter d’équipements conséquents et de valoriser le travail accompli ?

Faïçal Chérif

 

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