Najla Bouden : “L’impossible n’existe pas”

Sa petite taille frêle et menue ne concorde pas avec la haute fonction qui lui est destinée au sommet de l’Etat. Mais l’ingénieure géologue a eu à manipuler des explosifs pour fragmenter d’imposantes structures rocheuses, elle ne croit donc pas à l’impossible à condition que le travail soit acharné, accompli avec sérieux et dévouement. Son point faible : la Com. Sa stratégie : prendre des décisions unilatérales et avancer. Les prochains jours seront difficiles, elle doit pouvoir convaincre l’Ugtt et le FMI pour faire passer son programme de réformes et obtenir les fonds qui manquent pour boucler le budget de l’Etat.

Elle est géologue, titulaire d’un doctorat de l’Ecole des Mines de Paris, elle a manipulé des explosifs pour mener à terme sa thèse : « Une contribution à l’étude de la fragmentation des massifs rocheux à l’explosif ». Elle s’y connaît en roches et en sols durs et muets. Elle n’est ni une femme politique ni publique. Les Tunisiens ne la connaissaient pas quand, fin septembre 2021, le président Kaïs Saïed la nomme, à la surprise générale, cheffe de gouvernement et la propulse à la plus haute sphère de l’Etat. Le président conservateur va, à l’occasion, provoquer un choc sociétal en choisissant une femme pour devenir la patronne du Palais de la Kasbah. Elle, c’est Mme Najla Bouden-Romdhane qui va du jour au lendemain entrer dans l’histoire de la Tunisie par la grande porte, trop grande pour sa taille menue et son inexpérience en politique.
Malgré toutes les tentatives des détracteurs de Kaïs Saïed de minimiser la symbolique de cette nomination, le monde entier a salué ce choix, celui de la première femme cheffe de gouvernement en Tunisie et dans le monde arabe, un couronnement mérité pour la Tunisie après soixante-cinq ans d’avant-gardisme en matière d’émancipation des droits des femmes. La surprise a, tout de même, été là. C’est un président pieux, secret, apolitique, anticonformiste, antisystème, qui décide de briser le plafond de verre qui empêchait la femme tunisienne de se hisser au podium des plus hautes fonctions de l’Etat. Surprise aussi devant la lucarne en découvrant la nouvelle cheffe du gouvernement qui succède à Hichem Mechichi, limogé par Kaïs Saïed le 25 juillet, en vertu de l’activation de l’article 80 de la Constitution de 2014,  « pour contrecarrer un danger imminent ».  Menue, d’apparence frêle, la nouvelle patronne de la Kasbah ne paraît pas faire le poids avec la fonction et les charges qui l’attendent. Ses premières apparitions dans le bureau présidentiel, face à un président adulé, porté au sommet de sa gloire pour avoir osé écarter l’intouchable et inamovible Rached Ghannouchi de son temple législatif, montrent une femme timide, sobre, discrète, à l’écoute. Le verdict des observateurs politiques et médiatiques est sans appel : «Elle ne fera pas le poids devant Kaïs Saïed, elle ne sera pas une véritable cheffe du gouvernement, elle se limitera à appliquer ses décisions». La suite des événements confirmera cette perception : c’est Kaïs Saïed qui présidera tous les conseils des ministres.

Peu d’échos parviennent du palais de la Kasbah. Les consignes du président omnipotent de faire l’économie de la communication sont respectées à la lettre, la devise étant : travailler beaucoup, parler peu. Ambiance radicalement à l’inverse de la cacophonie et du brouhaha qui ont caractérisé la décennie 2011-2021, jusqu’au 24 juillet : parler et polémiquer jusqu’au délire et tout contester jusqu’au blocage et au statu quo. Quelques-uns parmi ceux qui l’ont rencontrée, des représentants de secteurs et de professions, dont le Secrétaire général de l’Ugtt, Noureddine Taboubi, et le président de la Fédération tunisienne des directeurs de journaux, Taïeb Zahar, parlent d’une femme agréable, à l’écoute, aimable. C’est l’impression que dégage la Cheffe du gouvernement quand on la rencontre pour la première fois. Difficile de brosser le portrait d’une personne peu ou pas connue et qui, de surcroît, ne communique pas. Il reste son image, celle d’une femme élégante et moderne, ses sourires contenus aux photographes et caméramen qui l’interpellent, ses brèves allocutions officielles et les quelques confidences faites à des visiteurs sans doute privilégiés pour tenter d’appréhender sa personnalité. Mais au travail, c’est une autre affaire.

Travailler beaucoup, parler peu
Certains parmi les collègues et confrères qui l’ont côtoyée par le passé racontent que c’est un véritable bulldozer. Trois mois après sa prise de fonction, elle n’a d’ailleurs nommé ni un secrétaire général du gouvernement ni un chef de cabinet pour l’épauler et pour gérer l’imposante administration de la présidence du gouvernement. Elle compte sur son staff de conseillers, dit-elle, essentiellement des femmes, pour faire le suivi des dossiers et préfère rencontrer en personne les professionnels et les représentants de tous les secteurs pour transmettre directement ses idées et ses propos et éviter ainsi qu’ils soient déformés ou amputés. Prudente, marchant sur les traces de son mentor, Mme Bouden se méfie des intermédiaires et se contente de la publication de brefs et rares communiqués. La situation est en effet si explosive que la moindre déclaration ou interprétation de déclaration peut mettre le feu aux poudres. Mais Mme Bouden n’ignore pas non plus qu’en l’absence de communication et d’échanges avec les Tunisiens, les rumeurs s’installent, les incompréhensions se développent et les divergences se creusent. Dont acte.
Entre la présidence du gouvernement et l’Ugtt, le courant ne passe plus, après une première réunion bipartite encourageante marquée par l’engagement gouvernemental de respecter tous les engagements signés par les gouvernements précédents. Le cheveu en travers de la gorge de la Centrale syndicale est la circulaire n°20 du 9 décembre 2021 qui interdit aux ministres de négocier avec les syndicats sans recourir en amont à la Cheffe du gouvernement. L’Ugtt dénonce une entorse à la Constitution et au droit international du travail et déclare craindre des répercussions graves sur le droit des fonctionnaires et des agents des services publics lors de la négociation collective. La Centrale syndicale exige de Mme Bouden le retrait pur et simple de la circulaire pour ne pas ouvrir la voie aux conflits sociaux et aux grèves. La corde est tendue, en fait, entre le gouvernement Bouden et presque toutes les forces politiques et syndicales.  Ces dernières reprochent à Kaïs Saïed de refuser le dialogue national et de proposer en échange une consultation nationale via Internet, et à Najla Bouden, de préparer un programme de réformes économiques et sociales douloureuses, dédié au FMI sans les consulter en amont. Partis politiques, organisations syndicales, société civile  maintiennent la pression sur Carthage et la Kasbah à coups de manifestations de rue, de grèves anarchiques, de grèves de la faim, de sit-in… Ils ne laissent rien passer, critiquent et rejettent toute proposition, initiative, discours, décision venant de Kaïs Saïed ou de Najla Bouden. A cause de la lenteur dans le traitement judiciaire des lourds dossiers qui tiennent à cœur les Tunisiens, tels que les assassinats politiques, le terrorisme, l’embrigadement des jeunes Tunisiens dans les réseaux djihadistes et leur envoi dans les zones de conflit, la corruption, la dilapidation de l’argent public, etc., l’incompréhension gagne les plus optimistes des citoyens qui ont salué et soutenu les mesures du 25 juillet 2021. En outre, leur pouvoir d’achat ne s’améliore pas et le taux de chômage ne baisse pas. C’est de cette incompréhension, qui peut se transformer en désespoir et exploser en colère sociale, que Mme Bouden devrait prendre garde. Les partis politiques et organisations nationales, quant à eux, ne cherchent que le dialogue et  la participation à la décision. Mais ils deviendront égalementdangereux pour l’équipe qui gouverne, y compris pour Kaïs Saïed, le jour où le peuple perdra patience et cherchera à se faire justice.

Un partenaire fiable
Najla Bouden dit être consciente de l’ampleur des défis et des difficultés et, àce titre, remercie le président Kaïs Saïed de « lui donner l’opportunité d’être utile à son pays en cette période délicate de son histoire». Mais qu’a-t-elle à proposer aux Tunisiens pour les faire sortir de l’impasse ? Elle aurait confié que l’impossible ne fait pas partie de son lexique et qu’elle est un partenaire fiable, autrement dit en qui il faut avoir confiance. « Nous sommes venus pour préparer le dossier du FMI et le budget 2022 et nous avons préféré ne pas communiquer avant de mettre les deux projets sur les rails », répond-elle à la question de savoir pourquoi toute cette économie de communication. Sauf que la nature a horreur du vide et le document gouvernemental secret destiné au FMI a été fuité et remis à l’organisation I Watch qui l’a, sans hésitation, publié.  Le document contient le programme de réformes proposé par le gouvernement au FMI àl’effet d’obtenir de nouveaux fonds pour financer le budget de l’Etat. Et c’est le choc ! Le programme propose ce qu’aucun précédent gouvernement n’a osé suggérer, de crainte d’une explosion sociale, entre autres : le gel des salaires jusqu’en 2024 et celui des recrutements dans la fonction et le service publics, la révision de la politique de l’Etat au titre de sa participation dans le capital des entreprises publiques non stratégiques à partir de 2022 et la levée progressive de la compensation sur les carburants jusqu’en 2026. Le gouvernement Bouden, lui, a osé.  Par dépit ? Non. Mais par contrainte. C’est le seul moyen pour que la Tunisie puisse à nouveau acquérir des fonds étrangers et en l’occurrence du FMI qui a stoppé toute négociation avec la Tunisie, depuis le gouvernement Mechichi, et conditionné l’octroi de nouveaux fonds par, d’une part, l’engagement de réformes économiques et financières sérieuses et, d’autre part, par la nécessité que ces réformes soient avalisées par les partenaires sociaux. Et c’est là que ça coince. L’Ugtt refuse de cautionner un programme àla conception duquel elle n’a pas participé et refuse que les citoyens soient appelés à consentir de nouveaux sacrifices. Le gouvernement Bouden a annoncé que le programme dédié au FMI sera soumis, dans les prochains jours, à la discussion avec l’Ugtt, mais pour quel résultat, après que les propositions gouvernementales eurent été remises à l’institution financière internationale ? Prise entre le marteau et l’enclume, comment Najla Bouden compte-t-elle convaincre le FMI ? Ou l’Ugtt ? C’est dans ce premier exercice complexe que la Cheffe de gouvernement est appelée à démontrer comment elle peut braver l’impossible. Elle a jusque-là démenti les premiers pronostics qui prédisaient qu’elle jetterait l’éponge au bout de quelques jours ou semaines à la Kasbah. Ils ignoraient peut-être que la patience, la ténacité et l’observation sont les premiers enseignements que retient le géologue en sillonnant les montagnes et les reliefs pour faire parler les roches et les sols.
Sont-ce sa capacité laborieuse, que le président n’a pas manqué de louer, son sérieux et son intégrité qui  lui procurent cette confiance ? Ou est-ce la détermination de son mentor, tout aussi intègre et droit, qui ne recule devant aucun obstacle pour aller jusqu’au bout de ses idées et de ses projets qui la renforcent ? Une chose est sûre : le démarrage de la consultation nationale numérique, premier test pour la feuille de route de Kaïs Saïed, impactera positivement ou négativement le travail du gouvernement et dans le cas d’un bon démarrage de cette consultation, un dialogue social apaisé entre Bouden et Taboubi sera alors possible.

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