Il n’y a aucun marchandage qui vaille quand il s’agit de penser la Cité, c’est-à-dire le politique dans sa dimension humaine, la seule pensable!… Entre La Cité de Dieu de notre vieux et illustre compatriote Augustin et Les Confessions du même auteur-philosophe, il y a un hiatus que nul effort ou manœuvre ou raisonnement, ne pourrait combler. Dans le premier ouvrage, ici mentionné, le penseur ifryquien s’envolait vers son maître Saint-Ambroise de Milan pour apprendre la démarche singulière d’ascension vers les hauteurs de la sainteté. Dans le second titre, le jeune voyou de Carthage, le même Augustin, se souvenait du sentier ardu qu’il a longtemps parcouru en compagnie de ses démons, ses tentations et ses fragilités pour les reconnaître siennes et avouer que « rien d’humain ne lui était étranger ». L’alternative est rigoureusement contrastée : nul ne peut être au four de la langueur qui tend son âme vers le Créateur et au moulin des affaires du monde qu’il se doit de qualifier de « bas », le sens littéral du beau vocable arabe dunya (vie ici-bas) !
La vraie et décisive Révolution culturelle que le monde de l’Islam attend, et attendra sans doute, longtemps, demeure dans cet interstice dont une forte et admirable maxime que l’on cite souvent comme étant bel et bien une parole du prophète, un hâdith et qui nous enjoint de « vivre pour l’ici-bas comme si on vivait pour l’éternité, et pour l’au-delà comme si on allait mourir le lendemain ». Difficile de tenir ces deux bouts d’une vie limitée dans le temps comme dans l’espace, mais cela devient impossible, fallacieux et hypocrite de vouloir les tenir en les mêlant dans la confusion entre l’horizontalité qui me rapproche de mes semblables et de ce qui me sépare radicalement de mon « dissemblable » absolu, de mon Créateur, précisément.
Si le Tout-puissant, et c’est bien évident par définition, « y est pour tout », Il est tout aussi logique qu’Il « n’y est pour rien » ! C’est bien le déni de cette équation, par « mauvaise foi » ou par stupidité ou par l’ignorance des bigots, qui pousse notre pays vers le précipice, « la tête la première », dans tous les sens de cette formule bien familière.
Quand Maître Eckhart, grand théologien du Moyen-âge européen, au-dessus de tout soupçon de blasphème, nous dit qu’il « priait Dieu, tous les jours, pour qu’Il le libère de Dieu», il ne faisait pas dans la provocation irrévérencieuse d’un banal lèse Majesté. Il exprime, au contraire, une profonde angoisse de vrai croyant. Cette haute anxiété qui avait fleuri beaucoup plus tôt de mille pensées fécondes dans les espaces des Savoirs islamiques avec les grands Sufis, Rûmî, Hallâj ou Niffâri. Cela se résume en cette proposition qui ramasse en quelques mots l’itinéraire de tous ceux qui ont choisi le voyage vers la compréhension parfaite du Divin en réduisant l’incommensurable distance qui nous sépare de Sa totale luminescence : « Autant, est vaste la Vision (de Dieu) autant est réduite l’expression», ainsi parlait l’un des plus énigmatiques des penseurs de la mystique islamique, auteur du Livre des Stations (Kitâb al-Mawâqif), Abdeljabbâr ibn al-Hassan dit Niffarî. Autrement dit, la véritable proximité de Dieu se passe de la parole et ne saurait être communiquée à autrui comme l’on se passe de main en main la pièce de monnaie usée. La Nation où l’humain a une petite chance, rarissime, de séjourner auprès du Divin, ne supporte qu’un seul habitant à chaque fois et à chaque expérience d’élévation toujours solitaire.
C’est cela que nos prétendus gouvernants n’ont pas compris et ne comprendront probablement jamais, puisqu’ils régissent à partir des arrière-mondes que seules leurs fantasmes ou leurs calculs bien terriens, présentent indûment comme les commandes de Dieu ! Ils me rappellent de ce fait la blague djéridienne, de cette région du sud-ouest, où on a le bonheur de rire avec un Dieu pourtant hautement sublimé. Un gamin a follement prétendu devant un interlocuteur ordinaire qu’il était l’Envoyé de Dieu. L’homme ordinaire, effaré devant une telle outrecuidance, s’en est allé rapporter les propos divagants au père de l’enfant égaré. Celui-ci plus fol encore que son rejeton, a répondu : « Eh quoi ? Il a dit qu’il était l’Envoyé de Dieu ? Sachez, ô humaine créature, que depuis Muhammad, béni soit-il, … Je n’ai encore envoyé personne ! »
Youssef Seddik