La classe moyenne a été perturbée par l’instabilité politique et sociale qui règne dans le pays depuis le déclenchement de la Révolution.
Son pouvoir d’achat s’est dégradé de façon sensible avec la flambée des prix enregistrée depuis trente mois.
Malgré cela, elle fait de la résistance face à un endettement lourd, accrochée à ses ambitions de niveau de vie décent et de qualité de vie.
Avec les nouvelles mesures fiscales prévues dans le cadre de la loi des Finances pour l’exercice 2014, la classe moyenne encourt le naufrage.
En quoi consiste la classe moyenne ?
En l’absence de critères objectifs admis par tous, il est très difficile de définir la classe moyenne, que ce soit au niveau qualitatif ou quantitatif.
Cette définition ne peut se faire que par défaut, c’est-à-dire par ce qu’elle n’est pas. Ce ne sont ni les smicards, ni les industriels et grands commerçants et encore moins les agriculteurs et les grands propriétaires terriens.
La délimitation ne se fait pas seulement par ses revenus et par sa position médiane entre la classe pauvre et la classe des gens aisés, mais aussi par le rôle culturel et économique assumé dans la hiérarchie sociale : fonction de consommation, centre de décision et leader d’opinion.
Il y a donc lieu de constater que la classe moyenne n’est pas du tout uniforme, mais comporte plusieurs strates de revenus, plusieurs catégories socioprofessionnelles, plusieurs fonctions et rôles. Le dénominateur commun pourrait être un positionnement économique, socioculturel et même politique et idéologique médian et modéré entre les deux extrêmes.
En somme, un facteur d’équilibre et de stabilité dans le corps social de la nation.
S’il fallait identifier la classe moyenne par des critères de revenus, on dirait un revenu régulier et relativement fixe, par exemple un revenu mensuel entre 300 D et 1000 D par personne. Pour le niveau culturel du chef de famille, ce serait un diplômé de l’enseignement supérieur ou un technicien supérieur.
Pour la position sociale ou le rôle socioprofesionnel, c’est celui de cadre ou exerçant une profession libérale, un enseignant par exemple. Le profil-type est celui d’un cadre supérieur dans l’administration ou le secteur privé.
En ce qui concerne l’effectif, on pourrait l’évaluer entre 30 et 40% de la population.
À quoi sert la classe moyenne ?
La classe moyenne assume un rôle de facteur d’équilibre et de cohésion du corps social. C’est un support qui assure une fonction vitale dans l’économie et la société, celle de l’encadrement des entreprises privées et de l’administration.
Cadres moyens du secteur privé, cadres supérieurs de l’administration, fonctions libérales… jouent un rôle d’avant-garde. Ce sont eux qui prennent des décisions, des initiatives, qui animent les secteurs d’activité, les associations civiles, la vie économique et sociale dans les régions et les villes. En outre, c’est la classe moyenne qui fait le marché intérieur : c’est elle qui consomme le plus, c’est donc le moteur de la croissance.
La classe moyenne perd 30% de son pouvoir d’achat
Laissons de côté les statistiques officielles qui ne prennent en compte qu’un nombre restreint de produits de consommation dépassant de peu les articles de base, dont les prix sont homologués par l’État, pour évaluer le taux réel de l’inflation pour constater que celle-ci a atteint en réalité près de 30% depuis trente mois, c’est-à-dire la date de déclenchement de la Révolution.
En effet, la flambée des prix n’a pas frappé seulement les produits alimentaires, mais a porté également sur les produits de nettoyage et d’hygiène, le logement, l’ameublement, l’habillement, les produits énergétiques, le transport et les voyages…
De leur côté, les salaires n’ont pas connu de courbe ascendante aussi marquée, même pour la fonction publique.
Il s’en suit une perte flagrante de pouvoir d’achat et donc une baisse du niveau de vie de la population, notamment de la classe moyenne.
La perte du pouvoir d’achat pourrait être évaluée, selon les experts, à 30%, ce qui est beaucoup, compte tenu de la marge de manœuvre très étroite de la majorité des ménages qui sont surendettés.
Une classe surendettée suite aux défaillances de l’État
Il est légitime de se poser la question suivante, pourquoi la classe moyenne est-elle surendettée ? Parce qu’elle a des ambitions de niveau de vie élevé qui dépasse largement ses revenus, à la hauteur de son niveau culturel et d’éducation et conformes au rôle qu’elle joue sur le plan professionnel et social : encadrement du processus de croissance, des projets de développement entrepris par l’administration et de la gestion des entreprises privées.
Parmi ses ambitions figurent en bonne place un logement décent et un confort ménager, des conditions de transport individuel correctes, une éducation de qualité pour les enfants, des loisirs culturels, des vacances, un standing de vie correct.
Cependant, les défaillances de l’État depuis 40 ans sont multiples : aucune maîtrise du coût des terrains à bâtir ni du prix du logement, objet de spéculation, absence d’un transport public de voyageurs correct, une éducation de masse dans les écoles publiques qui a provoqué une baisse sensible de la qualité de l’enseignement et de son niveau.
Tout cela fait que la classe moyenne est contrainte de s’endetter lourdement pour l’accès à la propriété d’un logement, l’acquisition d’une voiture personnelle, voire l’accès des enfants à une école privée coûteuse pour favoriser la réussite de leurs études.
Perturbation d’un équilibre instable
La classe moyenne arrive à peine à joindre les deux bouts et ses fins de mois difficiles sont monnaie courante. Certes, très souvent les deux conjoints travaillent et sont contraints de se serrer la ceinture, mais il faut faire face à des échéances lourdes : rembourser le crédit-logement ou honorer le loyer chaque mois, payer les traites relatives à l’achat de la voiture, faire face aux frais de scolarité des enfants.
Après le déclenchement de la Révolution, une nouvelle donnée est venue perturber cet équilibre instable, l’inflation rampante qui frappe de plein fouet toutes les denrées de consommation quotidienne à l’exception des produits de base aux prix homologués. Le prix des fruits et légumes, des viandes surtout, mais aussi ceux des autres produits, flambent. Le prix de certains fruits et légumes a doublé du jour au lendemain.
La classe moyenne est déstabilisée : son pouvoir d’achat connaît subitement une baisse sensible qui met en péril son niveau de vie. D’où l’apparition d’un désarroi : comment s’en sortir ? Quelle formule faut-il privilégier pour s’adapter à cette nouvelle situation qui semble perdurer ?
Faut-il se priver des “petits luxes” pour sauver l’essentiel ou pratiquer la fuite en avant et emprunter de l’argent pour maintenir son standing ?
On commence par se priver de vacances et de loisirs, on évite les fruits chers et on réduit sa consommation d’articles de confort, on se rabat sur les soldes. Ensuite on oublie d’honorer les traites bancaires, de payer ceci ou cela. On cherche à emprunter pour consommer ou rembourser les anciens crédits. Ceux qui le peuvent cherchent des revenus complémentaires ou d’appoint en exerçant un deuxième travail.
Il faut reconnaître que le prestige de l’État ayant reçu un coup dur, l’efficacité de l’administration a baissé de façon considérable, et l’insuffisance de contrôle donne libre cours aux spéculateurs pour faire flamber les prix et exploiter le consommateur au maximum.
Loi de Finances 2014 : le coup de grâce
Plusieurs mesures fiscales prévues au Budget de l’État pour 2014 vont frapper de plein fouet la classe moyenne. Plusieurs hausses de carburant sont prévues pour aligner le prix de vente en Tunisie sur ceux du marché mondial, car l’État a l’intention de supprimer la compensation sur l’énergie. Or pour la classe moyenne la voiture particulière est le 2e sinon le 1er facteur de confort.
Toujours pour le budget voiture, il y aura une taxe supplémentaire à la vignette, allant de 50 D à 700D par an selon la puissance du véhicule. Même les voitures 4 chevaux à privilège fiscal seront soumises à cette taxe.
C’était déjà trop lourd pour le chapitre transport. Le budget voiture risque de subir une augmentation de 40% minimum, car il y a aussi l’assurance, les réparations et l’entretien du véhicule qui ne sont pas offerts.
L’électicité et l’eau potable connaissent régulièrement des augmentations.
Il faut dire que l’augmentation des prix du carburant et de l’électricité va se répercuter sur tout ce qui est transport, taxis, bus… mais aussi sur tous les articles manufacturés.
Le moteur de la consommation bientôt en berne
Le gouvernement de la Troïka a pratiqué depuis plus de deux ans une politique expansionniste pour booster la croissance économique qui a connu une régression de l’ordre de 2% en 2011. Or l’investissement est à l’arrêt depuis la Révolution à cause de l’instabilité sociale et politique qui règne dans le pays et du terrorisme qui sème la peur sur la sécurité des personnes et des biens. Quels sont les autres moteurs éventuels susceptibles d’engendrer la croissance du PIB ? La productivité du travail est en baisse sensible depuis trois ans, alors que nos exportations connaissent des difficultés liées à la persistance de la crise financière souveraine et de la politique d’austérité dans les pays de l’Union européenne.
Il reste donc la consommation intérieure qui a été boostée avec la multiplication des augmentations de salaires de plusieurs catégories de salariés, comme ceux de la fonction publique, des sociétés nationales et des collectivités publiques. Il faut dire que plusieurs dizaines de milliers d’employés des sociétés de main-d’œuvre et des entreprises de maintenance qui souffraient de statuts fragiles et de conditions de travail marginales ont été régularisés et intégrés dans des entreprises nationales.
Cela n’a pas manqué de se traduire par une augmentation de pouvoir d’achat pour des salariés percevant entre le SMIG et deux ou trois fois le SMIG, ce qui a élargi le marché intérieur. Or l’effritement de la classe moyenne risque de mettre un frein à la consommation intérieure et donc à la croissance.
Ridha Lahmar