Nidaa Tounes : Intellectuels et causes politiques

Politiciens et hommes d’affaires ont toujours constitué le nerf de la politique et les deux piliers d’un parti faisant ainsi sa puissance et sa notoriété. Lobbying et jeu d’influence sont la tradition dans le monde de la politique et concernant les aspirations au pouvoir d’un parti ou d’un candidat. Les intellectuels ont aussi une place dans le monde de la politique, plus dans les dogmes que dans les coulisses du pouvoir certes, mais ce sont eux qui façonnent les régimes ou les font chuter…

Il y a quelques jours, des intellectuels tunisiens ont lancé un appel et ont clairement manifesté leur soutien à la candidature de l’ancien Premier ministre et président du mouvement Nidaa Tounes, Béji Caïd Essebsi. Qu’est-ce qui motive aujourd’hui leur choix ?

Le 12 septembre 2014 le président fondateur de Nidaa Tounes, Béji Caïd Essebsi, annonçait officiellement sa candidature à la présidence. Une rencontre avec un groupe d’intellectuels avait précédé cette annonce portant sur le rôle et l’apport des intellectuels au sein de Nidaa Tounes et, en premier lieu, leur collaboration dans les textes fondateurs du parti. L’écrivain et psychanalyste Raja Ben Slama nous l’explique. «Nous étions quelques intellectuels à avoir rédigé la charte des
fondements historiques et philosophiques de ce parti sur lequel nous
avons misé pour le rééquilibrage de la vie politique en Tunisie.»

Lors de l’entretien, les intellectuels présents ont réitéré leur soutien à la candidature de Béji Caïd Essebsi, le seul capable selon eux de sortir la Tunisie de l’impasse et de faire face aux menaces qui la guettent.

En effet, des intellectuels avaient auparavant signé un communiqué exprimant leur soutien à la candidature de Béji Caïd Essebsi à la fonction suprême et ont expliqué leur choix. Le communiqué, signé «Nous, les intellectuels tunisiens, engagés dans l’action pour le rassemblement des forces démocratiques et progressistes pour les prochaines élections législatives et présidentielles» déclare ce qui suit.

Nous enregistrons avec regret la multiplication des listes partisanes et indépendantes pour les législatives qui risque de désorienter l’électeur et d’altérer la crédibilité du processus électoral.

Nous estimons que l’enjeu décisif de la construction d’une alternative démocratique met l’ensemble des forces patriotiques devant ses responsabilités historiques, notamment celles de la construction d’un large front autour de la défense de l’État civil, du modèle sociétal moderniste, démocratique et de justice sociale revendiqués par le peuple.

Nous considérons que la Tunisie a besoin d’un président fédérateur qui soit à même d’incarner les aspirations légitimes du peuple tunisien, qui représente les idéaux et des valeurs de la République et qui redonne à la Tunisie sa place et son rayonnement parmi les nations du monde. Cette exigence risque d’être vidée de son contenu par de nombreuses candidatures aussi peu crédibles que dispersives.

Nous déclarons notre soutien à la candidature de Béji Caid Essebsi à la magistrature suprême, car il est l’homme de la situation et représente la personnalité politique la plus apte à répondre aux défis actuels.

Les premiers signataires sont Fethi Ben Slama, psychanalyste, Abdelhamid Larguèche, historien, Raja Ben Slama, écrivaine, psychanalyste, Ridha Chennoufi, philosophe, Hamadi Redissi, historien, Dalenda Larguèche, historienne, Abdelwahed Braham, écrivain, homme de Lettres, Malika Ouelbani, philosophe, Med. Hédi Trabelsi, ancien doyen de la Faculté des Lettres de la Manouba, Hatem Mrad, politologue, Mounir Khlifa, professeur de littérature anglaise, Abdelkarim Allagui, historien, Ridha ben Rejeb, historien, Fadhel Jaziri, artiste.

Mais bien avant le soutien affiché, certains signataires avaient critiqué il y a quelques mois Béji Caïd Essebi et certaines de ses décisions. L’historien Hamadi Redissi souligne à cet effet «Béji  Caïd Esbsi a reçu des intellectuels — pas «les» intellectuels — ceux-là mêmes qui se sont fendus en mai dernier d’une déclaration passée inaperçue à ce moment-là. Elle alertait sur les dysfonctionnements du Nidaa et critiquait ouvertement son président.»

Intellectuels et causes politiques

Depuis Platon et son modèle sociopolitique de la cité, à savoir sa «Cité utopique», les intellectuels, philosophes, écrivains, artistes, etc., se sont intéressés et impliqués dans la politique. Ils ont influencé le cours des choses et le destin des hommes pour certains et, pour d’autres, ils ont adhéré à des courants existants et les ont soutenus et renforcés. Certains intellectuels ont initié les changements radicaux qu’ont connus nos sociétés, tel fut le cas de Jean-Jacques Rousseau qui a été le premier philosophe des Lumières à parler des Droits de l’Homme ayant modifié ainsi le cours de l’histoire et conduit à la chute de dynasties, instaurant un régime républicain alors que durant des siècles, l’Europe plongeait sous un régime féodal et injuste. Le concept de Droits de l’Homme a nourri et continue à nourrir depuis, les révolutions partout dans le monde.

Certains intellectuels ont milité et ont participé aux luttes armées. Ils se sont battus pour une société meilleure, mais aussi pour l’indépendance et contre le fascisme et le nazisme, comme l’a fait Louis Aragon, dans son recueil d’amour, Les Yeux d’Elsa, a aussi été l’expression de la lutte. Il a même adhéré au Parti communiste français et, pendant la guerre, il a été incorporé comme médecin-auxiliaire sur le front. Louis Aragon, poète et intellectuel, a aussi mené une résistance via les journaux qu’il dirigeait et son apport sur le front lui a valu la Croix de guerre et la Médaille militaire. 

D’autres intellectuels ont milité contre leur propre classe sociale et ont perdu dans la lutte leurs propres privilèges et intérêts. C’est ainsi que le Comte Alexis Nikolaïevitch Tolstoï, noble russe et écrivain a atterri, quelques années après la révolution bolchévique et l’exil, dans le camp socialiste, voire communiste et glorifiera Joseph Staline.

En Tunisie et depuis la réforme initiée par Kheireddine Pacha, les intellectuels ont joué plusieurs rôles, social, politique et même de résistance à l’occupation. L’historien Abdelhamid Larguèche rappelle… «Revenons à notre histoire nationale, imaginez un instant la Tunisie sans ses figures historiques comme Tahar Haddad et son projet de libération de la femme, ou Abul Qaçim Chabbi et ses cris poétiques contre les archaïsmes de sa propre société. Que serions-nous aujourd’hui ? Tout simplement un peuple dépourvu de mémoire intellectuelle. Ils incarnaient généreusement l’intellectuel engagé en politique et en faveur des causes justes de leur époque.»

En effet, les intellectuels tunisiens n’ont pas seulement participé à la lutte contre la colonisation ou à l’édification d’une Tunisie moderne, mais ils ont façonné, en payant le prix fort, comme Tahar Haddad, les traits de notre société actuelle et ont livré plusieurs batailles à la fois. Leur engagement s’est fait contre les idées reçues, les interprétations faites et construites depuis des siècles par les Oulémas les plus connus des textes sacrés, contre les institutions existantes, contre les mentalités et même contre leurs concitoyens. Leur bataille était politique, sociale, éducative et aspirait à l’émancipation sur plusieurs plans : liberté et indépendance territoriales, émancipation de la femme, émancipation des classes pauvres et écrasées, émancipation contre l’analphabétisme et l’ignorance, la pauvreté et la dépendance aux pouvoirs étrangers. C’est ainsi qu’à l’époque, être nationaliste ne pouvait se passer d’être un intellectuel et vice versa. Quel aurait été le visage de la Tunisie si les combattants pour l’indépendance n’avaient aspiré à une société progressiste tout en luttant pour une société libre des occupants ? Si sa classe politique n’avait pas pensé à l’émancipation des femmes et à l’éducation des enfants ?

«Des générations d’intellectuels ont contribué à la construction de l’homme moderne tunisien, d’Ibn Abi Dhiaf au général Hussein à Hassan Husni Abdelwahab jusqu’aux intellectuels de nos jours. Les maillons de la chaîne se succèdent même si par moments nous sentons le vide, comme durant les décennies précédentes durant lesquelles les intellectuels ont été réduits au silence et où la Tunisie était devenue stérile en idées et en projets d’avenir», précise Abdelhamid Larguèche

Les intellectuels, en Tunisie ou ailleurs, ont souvent agi selon les aspirations et réagi à l’encontre des menaces. L’implication de quelques intellectuels au sein de partis aujourd’hui en Tunisie, obéit à cette ligne de conduite. Peut-être est-ce un peu plus contre les menaces plutôt que pour les aspirations, cela dit, la politique se veut réaliste.

Face aux menaces

Avec la montée du parti islamiste Ennahdha au pouvoir et le laxisme dont il a fait preuve face aux mouvements extrémistes, aux prêches de haine, aux agressions et aux assassinats, l’une des plus grandes menaces qui pèse sur la Tunisie est certes, d’ordre sécuritaire, puisque le terrorisme semble se bâtir un foyer, mais aussi d’ordre sociétal. On craint pour le modèle social, pour la régression des droits de la femme, pour l’effondrement du système éducatif moderne. Les Tunisiens se sont retrouvés aussi face à une nouvelle société où la violence, les accusations d’apostasie, les discours de djihad fleurissent, envoyant des milliers de jeunes au combat en Syrie, en Irak et en Libye.

Durant les trois ans post-révolutionnaires, l’effondrement économique et les troubles sociaux ont accompagné la fragilisation des institutions de l’État. Les Tunisiens ressentent aujourd’hui le besoin d’avoir à la tête des ministères et des administrations publiques des hommes d’État et non plus des militants. Ils veulent y voir des hommes ayant une expérience dans la régence et dans l’administration et ayant une expérience politique.

L’éclatement et le déchirement social inquiètent aussi les Tunisiens qui se tournent vers un rassembleur, quelqu’un qui sait redonner à l’État son autorité et rassembler les citoyens autour de lui.

Certes, les Tunisiens descendus dans les rues en décembre 2010 et en janvier 2011 clamaient la justice sociale, l’équité, la démocratie et la liberté, mais plusieurs soulignent aujourd’hui qu’il faut instaurer un climat stable, faire face à la crise économique, assurer à la société ses acquis progressistes et réinstaurer les fondements des institutions afin de pouvoir réaliser et offrir les aspirations de la Révolution.

Les personnalités les plus aptes aujourd’hui à répondre à ces exigences et à rééquilibrer la situation sont celles ayant un cursus politique et institutionnel, quitte à ce qu’il ait été majoritairement accompli sous l’ancien régime, du moment où elles ne sont pas impliquées dans des affaires de corruption (…). Et Béji Caïd Essebsi, non seulement en fait partie, mais compte à son avantage la période préélectorale où il a maintenu le cap quand le chaos menaçait.

On craint aussi que la Tunisie ne perde sa souveraineté avec la montée de partis ayant prêté allégeance à l’international. L’instrumentalisation de la religion dans la politique, révolte aussi les Tunisiens, intellectuels ou pas et les inquiètent, puisqu’ils y perdent leurs enfants partis combattre ailleurs et n’y retrouvent pas de programmes électoraux concernant leurs soucis quotidiens.

Nidaa Tounes, le visage du modernisme nationaliste de la droite tunisienne

Des intellectuels ont donc choisi de soutenir Béji Caïd Essebsi «l’incarnation de Bourguiba» selon Hamadi Redissi. Certes, tout comme l’ancien président tunisien, Béji Caïd Essebsi prend à cœur la défense du modèle sociétal imbu de ses racines tunisiennes et ouvert sur le modernisme mondial. Il est nationaliste et progressiste, mais tout comme ses adversaires islamistes, il lui arrive souvent de réciter des versets du Coran dans ses discours. Béji Caïd Essebsi ne manque presque jamais de rappeler que le peuple tunisien est musulman et évoque souvent le vrai islam, l’islam de «chez nous» aussi… Le président de Nidaa Tounes utilise à bon escient tout autant la religion que ses adversaires islamistes en lui donnant d’autres interprétations, plus modérées, tolérantes et réformistes. Tout en appartenant au camp démocrate progressiste et le représentant, Nidaa Tounes est, paradoxalement, un parti de droite et un parti conservateur qui a un discours nationaliste, à la limite démagogue et remontant à la période post-coloniale dont la parure est le drapeau et l’hymne nationaux. Quant aux droits de la femme, Nidaa Tounes et à sa tête Béji Caïd Essebsi n’y sont point hostiles, bien au contraire, la femme aura toujours sa place et ses droits dans une Tunisie gouvernée par le président de Nidaa Tounes. Mais aucun programme clair n’a jusqu’ici été donné dans le but d’améliorer l’héritage féministe et de le consacrer davantage.

Pour conclure, Nidaa Tounes, mouvement représentant des démocrates, n’a toujours pas tenu son congrès et la crise des nominations des têtes de liste, au lieu d’être élues par un vote interne, vient à peine de se calmer…

Hajer Ajroudi

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