Alors qu’on le croyait vaincu, lors de l’opération du choix du chef du gouvernement, Nidâa Tounes mène toujours le jeu politique en Tunisie. De surcroit, son chef se maintient en tête dans les sondages. Retour sur la stratégie d’un parti qui ambitionne de devenir le parti majeur.
Samedi 14 décembre, et au moment où les différents partis dans le Dialogue national, semblaient cerner la course entre deux candidats : Jalloul Ayed et Mehdi Jomâa, Nidâa Tounes faisait une sortie spectaculaire pour contester la façon avec laquelle devrait être choisi le futur chef du gouvernement. D’abord, Taïeb Baccouche, son Secrétaire général, a quitté la salle, sans éveiller les soupçons sur ses vraies intentions. Il a même dit aux présents : choisissez le candidat que vous voulez et Mabrouk pour la Tunisie ! ». Peu après, c’était le deuxième représentant de la délégation de Nidâa Tounes, Noureddine Ben Ticha qui l’a suivi, en annonçant que son parti se retire de la séance, mais pas du Dialogue national. Il aurait reçu l’ordre d’Essebssi de quitter les lieux et d’entraîner avec lui tous les partis composant le Front du salut. D’où l’abstention de ces derniers à participer au vote, y compris Al Joumhouri. Le vote avait donné 11 voix contre 7 abstentions et il n’y avait donc pas lieu de parler de consensus. Pourtant, Houcine Abassi, porte-parole du Quartet, a considéré que le choix de Mehdi Jomaâ, actuel ministre de l’Industrie, est consensuel. Le Front du salut a refusé ce résultat, sans pour autant quitter le Dialogue national.
Une victoire déguisée
Ce qui a été considéré par tous comme une défaite pour l’opposition, était, au fait, une victoire. Car la tactique du Font du salut et essentiellement de Nidâa Tounes, son chef de file, consistait à ne pas cautionner Jomâa et à mettre aussi bien le Quartet qu’Ennahdha devant leurs responsabilités, au cas où ce dernier n’aurait pas réussi à former un cabinet consensuel. Encore un coup de maître, opéré par Beji Caid Essebssi qui se serait senti « un peu dépassé », selon une source de Nidâa Tounes, dans toute cette opération du choix de Mehdi Jomâa. En effet, le nom de ce dernier avait été proposé, quinze jours avant la séance décisive du Dialogue national, par Wided Bouchamaoui et approuvé par Houcine Abassi, en concertation bien sûr avec les chefs des chancelleries occidentales. Nidaâ Tounes aurait eu vent de ce choix et savait dès le matin du 14 décembre que Jomâa sera le candidat sélectionné, mais il a voulu manœuvrer et montrer que ce choix a été imposé en dehors du Dialogue national, surtout que Mohamed Ennaceur qui eu le plus grand score dans le premier vote (15 voix) a été marginalisé, suite à un veto imposé par Ennahdha.
Nidaâ Tounes a cédé sur la sélection du chef du gouvernement, pour mieux se positionner par rapport à la formation du nouveau cabinet. Il voulait culpabiliser le Quartet et tirer profit de l’affaiblissement d’Ennahdha, lequel s’est précipité de crier victoire, alors que ce n’en était pas une. Mehdi Jomaâ est loin d’être le candidat du parti islamiste. Mais, puisqu’il l’a cautionné, il serait obligé d’avaliser les choix de ce dernier quant au prochain gouvernement. Chose dont pourrait se prémunir Nidaâ Tounes, qui a plus de latitude pour le critiquer et faire pression sur lui.
Jomaâ, conscient des rapports de force et du poids de Nidaâ Tounes, s’est précipité, deux jours après sa sélection, pour rencontrer Béji Caid Essebsi. Le peu d’informations qui a filtré sur cette rencontre, indique que le chef du gouvernement a exprimé son entière disposition à être à l’écoute des exigences d’Essebssi, en matière des portefeuilles ministériels.
Reste à savoir maintenant, ce que compte réellement faire Nidaa Tounes durant cette étape du Dialogue national. Outre chercher à placer des ministres qui lui sont favorables, le parti voudrait barrer la route au projet d’Ennahdha de replacer certains ministres du gouvernement Laarayedh.
Préparation de la prochaine bataille
Dans son communiqué du 19 décembre, Nidaâ Tounes a déjà mis ses conditions pour soutenir Mehdi Jomaâ, à savoir l’engagement de ce dernier à composer un gouvernement restreint et indépendant ayant pour missions : la relance de l’économie, la lutte contre le terrorisme et le rétablissement de la sécurité, la révision des nominations partisanes dans les institutions de l’État, la neutralisation des mosquées, la dissolution des Ligues de protection de la Révolution, l’amélioration de la situation sociale et la révélation de la vérité complète dans le dossier des assassinats politiques. Ces mêmes revendications, on les retrouve dans les communiqués publiés ensuite par le Front de salut.
Sachant que Mehdi Jomâa aura déjà beaucoup de mal à créer un cabinet consensuel, d’autant plus qu’il risque de se heurter au véto d’Ennahdha à travers l’ANC, Nidâa Tounes aurait prévu deux plans: le soutenir, s’il s’oppose aux pressions des islamistes ou au contraire, lui rendre la tâche difficile, quitte à mobiliser la rue contre lui, s’il cède à ces pressions.
Une chose est sûre est qu’une situation de blocage servira le parti de Béji, car elle va permettre de lui renvoyer la balle. Et c’est là qu’il pourrait proposer de nouveau son projet de Conseil supérieur de l’État, reçu auparavant avec froideur au sein du Dialogue national. S’il arriverait alors à le faire passer, c’est la réalisation du rêve d’Essebssi d’être à la tête de l’État. Un rêve qui ne cesse de le caresser. Mais avant, il va falloir mettre de côté, Moncef Marzouki et changer le règlement provisoire des pouvoirs. Ennahdha semble enclencher déjà un processus pour écarter Marzouki, dont la mission serait déjà finie, puisque l’existence de la Troïka n’aura plus de sens avec la création du prochain gouvernement. L’affaire du Livre noir, avec l’ampleur qu’elle est en train de prendre, pourrait être un prétexte idéal pour se débarrasser définitivement de ce dernier. Des voix s’élèvent déjà, évoquant le nom de Hamadi Jebali, comme substitut. Mais rien n’est confirmé. Sans doute, Béji pèsera de tout son poids pour occuper ce poste. Encore faut-il qu’Ennahdha le lui concède.
Le Front du salut: un acquis à conserver
Nidaâ Tounes tient toujours d’une main de fer le Front du salut, malgré certaines divergences qui ont apparu à la surface ces derniers temps. L’épreuve du choix du chef du gouvernement a montré à quel point ce front reste soudé et que le parti d’Essebssi demeure son moteur. Même Al Joumhouri qui faisait d’habitude cavalier seul, s’est aligné cette fois sur la position du Front. Nidaâ Tounes a intérêt à ce que l’opposition demeure réunie, même s’il sait que cette union est fragile, de part les différents courants qui la compose. Il ne faut pas oublier que ce front réunit les libéraux, le centre gauche, l’extrême gauche et les nationalistes arabes. Un melting-pot qui ne s’est jamais opéré dans l’histoire récente de la Tunisie. A cela, il faudra ajouter le manque de coordination entre les partis au niveau de leurs actions et leurs déclarations.
Pour tenir le Front du salut unifié, Nidâa Tounes table sur deux points : renforcer davantage son alliance avec l’extrême gauche qui ne cesse de prendre de l’importance, dans un partage des rôles complémentaires (le Front populaire représente la voie de la contestation : Nidâa Tounes, celle de la conciliation et du bon sens). D’un autre côté, le parti de Béji ne voudrait pas perdre Al Joumhouri, malgré les divergences, car il estime que sa place naturelle est dans le clan démocratique progressiste. En outre, son passé militant lui donne un poids considérable sur la scène politique qu’il ne faut jamais sous-estimer.
Après avoir plus au moins réussi, sa lutte pour imposer à Ennahdha de céder progressivement le pouvoir, la prochaine bataille du Front du salut est d’avoir son mot à dire quant à la composition du prochain gouvernement et à l‘application de la feuille de route. Se transformerait-il en un front électoral? Ce n’est pas encore le cas de le dire, mais tout dépendra de la loi électorale et du mode du scrutin choisis.
Démissions : un signe de fragilité ?
Bien que son chef reste toujours en tête dans les sondages (10,6%, selon le dernier sondage de Sigma Conseil), Nidâa Tounes demeure un parti fragile, à cause des différents courants qui le composent : les destouriens, les syndicalistes, les rcdistes et les représentants de la gauche. Étant un parti fédérateur, ce n’est pas facile de trouver un équilibre qui arrange tout ce monde. D’où les luttes internes, mais aussi les démissions successives de partisans au sein des coordinations régionales et même du Bureau exécutif. La dernière en date est celle de Dhamir Manaï, député à l’ANC, annoncée le 23 décembre. Auparavant, il y avait toute une série : Abdeljalil Dhahri du comité exécutif élargi, Chokri Yaich et Jamel Gargouri ainsi que des membres du bureau régional dans les arrondissements de Sfax 1 et 2, Ibrahim Kassas, député à l’ANC, Moncef Heni, coordinateur général du parti Nidâa Tounes dans le gouvernorat de Ben Arous et Tahar Ben Hassine, membe du Bureau exécutif. Que se passe-t-il donc au sein de cette formation politique qui se présente comme une alternative de pouvoir sur la scène politique tunisienne ?
« Nous sommes en phase de construction et le processus n’est pas facile. Mais certains se précipitent pour se positionner au sein du parti et cherchent à être en première ligne, c’est ce qui explique les démissions », affirme Mustapha Ben Ahmed, membre du bureau exécutif. « Il est vrai qu’il existe des divergences entre nous, mais le débat est ouvert et nous sommes conscients que cette phase est délicate », poursuit-il.
Délicate, il y a réellement lieu de le dire car les équilibres internes sont changeants et ceux qui avaient le contrôle du parti pourraient voir progressivement leur pouvoir remis en cause, surtout si Nidâa Tounes continuera à englober en masse, des anciens rcdistes, en vue de préparer la phase électorale.
La concurrence entre les différents courants s’annonce rude. D’où la nécessité d’organiser le congrès.
Pour réduire les tensions, Béji avait déjà décidé en septembre de mettre en place un comité de réflexion sur l’organisation du congrès, présidé par Lazhar Karoui Chebbi. Ce Comité devrait donner très prochainement son rapport. D’après Mustapha Ben Ahmed, membre aussi dans ce comité, le congrès se tiendra sur la base du consensus, afin de permettre la représentativité des différents courants du parti, dans ses structures locales, régionales et nationales. Pas question de procéder pour le moment à des élections. Car cela risque d’amener à l’effritement de Nidâa Tounes. Par contre, l’enjeu actuellement est « de mettre les bases politiques et juridiques du parti et de le doter d’institutions solides », souligne-t-il.
Plusieurs défis s’imposent donc, mais il ne s’agit que d’une évolution normale d’un parti qui s’agrandit et qui ambitionne, un jour, de prendre le pouvoir, d’autant plus que la scène politique tunisienne a exigé son existence afin d’équilibrer le paysage.
Il est clair que Nidâa Tounes se pose comme une vraie alternative politique. « Nous voulons construire un parti durable et stratégique qui sera l’héritier légitime du mouvement national », avait déclaré Taieb Baccouche, Secrétaire général de Nidâa Tounes, durant le Conseil national, tenu le 22 septembre dernier.
Par Hanène Zbiss