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La débâcle parlementaire du gouvernement établi et proposé par Habib Jemli flanque une baffe exemplaire au cléricalisme nahdhaoui.
Elle tourne en bourrique le cheikh Rached Ghannouchi pour la première fois depuis une décennie. Ce Waterloo politique semblait impensable et impensé pour le mouvement de la tendance islamique. L’ARP, ce lieu d’où l’islamo-djihadisme, aujourd’hui livide, comptait inféoder l’avenir aux lois de la charia devient, tout à coup pour lui, une forteresse vide et peu solide. Et vu la bipolarisation déployée entre la tradition et la modernité, le branle-bas de combat vire au profit de Bourguiba, car tout ce qui arrange le combattant suprême dérange le cheikh et son système. Déstabilisés par l’imminence de l’échec annoncé, les théocrates agitent l’épouvantail, bien connu, du saut vers l’inconnu.
Puis, au cœur du naufrage annonciateur d’éventuels ravages, l’un de leurs dirigeants brandit une homologie : s’en prendre à leur parti, c’est sonner le glas de la Tunisie.
Ce langage convie la prospection sociolinguistique à le mettre en relation avec son métalangage.
Car Ennahdha n’est pas la Tunisie, elle surfe sur la religion du pays et tire son avantage de ce braquage. A l’instant où l’idéologue identifie son parti à la Tunisie, son discours veut dire ceci : dans la mesure où nous sommes la Tunisie, l’incident parlementaire sera gommé par le rebond d’Ennahdha sur la religion populaire. Rater une bataille n’est guère perdre la guerre.
Dans ces conditions, l’investigation aurait à déplacer l’éclairage de la parole au porte-parole.
Au cas où celui-ci parviendrait à convaincre les récepteurs de son message, sa façon de nommer le monde social peut agir sur lui. Kant signalait ce pouvoir des représentations bien avant les anthropologues, tel Claude Lévi Strauss qui évoque « l’efficacité symbolique ».
Il s’agit donc de prendre au sérieux le discours énoncé par les porte-paroles nahdhaouis si l’émission de leur message agit sur les récepteurs préparés à l’adopter. Tel est le sens de l’ouvrage écrit par J.L. Austin et titré « Quand dire, c’est faire ».
Je m’explique : Ennahdha veut instituer la charia par un combat livré contre l’institution d’un Etat civil. Elle mise donc, à juste titre, sur son vivier doctrinal où figurent les écoles coraniques, les associations d’apprentissage du Coran, les mosquées, les organisations dites caritatives et, surtout, ces « ligues protectrices de la révolution », bandes hurlantes et menaçantes, fer de lance de l’éventuelle guerre civile. Outre ce front intérieur, nos nahdhaouis prennent appui sur les frères musulmans de tous les pays.
Aussitôt sabré au Parlement, Ghannouchi court chez Erdogan dans un avion apprêté par celui-ci. Puisque Kaïs Saïed fait le dégoûté, après avoir serré la main au rêveur à l’Empire ottomon, Ghannouchi, le fier, fera l’affaire, puisque l’histoire n’est pas finie, ni en Turquie ni en Tunisie.
Ennahdha accélère la manœuvre exogène pour compenser le déboire endogène. Pour lui, ceux qui misent, bien vite, sur sa mort, oublient son vivier naturel, maints lieux de culte. Car le principal enjeu des luttes actuelles demeure l’hégémonie culturelle.
Dans un an, dans vingt ans, d’elle dépend ce que sera la Tunisie aujourd’hui verrouillée par sa bipolarité. Dès à présent, deux styles d’enseignement auraient à rechercher le dernier mot : échec et mat.
Ce 15 janvier, lors d’une conférence tenue dans un hôtel de la place, le porte-parole d’Ennahdha et celui d’El Karama, secondés par l’incorrigible Mustapha Ben Jaâfar reprennent, à l’unisson, le mot d’ordre mis en forme après la belle gifle parlementaire : « Nous avons commis des erreurs, nous allons les corriger pour mieux rebondir ». Mais comment réparer l’irréparable dont Ennahdha demeure coupable ?
Comment congédier la pléthore de « fonctionnaires » oisifs qu’Ennahdha recruta pour déployer ses tentacules dans toutes les administrations dites civiles ?
Comment remercier les faux-chercheurs engagés au CERES, à tort et à travers, une fois celui-ci vidé par Ben Ali ?
Comment sauver l’économie après l’avoir fourrée au tréfonds d’un gouffre sans fond ? Pour toutes ces questions, la mise des nahdhaouis en minorité au Parlement admet mille et une justifications. Voilà pourquoi l’orientation des luttes vers la bonne direction importe bien davantage que les objections adressées à Abir Moussi ou à Nabil Karoui. Mustapha Ben Jaâfar, toujours égal à lui-même dans sa compromission nahdhaouie, l’a bien compris. Pour lui et les deux autres intervenants, le drame de la Tunisie donne à voir la perversion du Parlement par la démultiplication des mini-partis. Ceux-ci ont réussi un coup de maître par la déstabilisation des frères musulmans.
Leur hantise d’un chef de gouvernement et d’un ministre de la justice échappés à l’hégémonie nahdhaouie, jauge à quel point l’enjeu a partie liée avec les prémices de l’incarcération.

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