L’article 204 du projet de loi relatif à l’amendement du code des assurances afin d’y ajouter un 7e chapitre portant sur l’assurance takaful, soulève une grande polémique dans la profession et fait l’objet d’une vaste contestation chez les 1100 agents généraux qui commercialisent les contrats d’assurance traditionnels, ainsi que de la part de deux importantes compagnies d’assurance takaful.
En effet, cet article stipule l’exclusion des agents généraux qui commercialisent les contrats traditionnels des produits takaful. Pourquoi ? Réalités a enquêté sur cette problématique.
Le moins que l’on puisse dire c’est que l’article 204 du projet de loi, préparé par le CGA (Comité général des assurances) et soumis par le ministre de l’Économie et des finances à l’ANC, a soulevé une levée de boucliers et fait l’unanimité de la part de plusieurs parties, directement concernées par la pratique de l’assurance takaful.
En effet, cela se justifie aussi bien pour les agents généraux eux-mêmes regroupés dans le cadre de leur syndicat (le SNAGAT), que les compagnies d’assurance.
El Amana et At-Takafulia sont farouchement opposées à cette disposition qui causerait, si elle était votée par l’ANC, un grand préjudice à leur réussite professionnelle et représenterait même une menace pour leur existence.
Y a-t-il incompatibilité ?
L’article 204 stipule qu’il est interdit à l’agent général d’assurance de commercialiser des contrats d’assurance traditionnels et des contrats d’assurance takaful en même temps.
Cette interdiction constitue un handicap majeur vis-à-vis de la réussite du takaful dans notre pays, en raison de ses répercussions négatives sur les circuits de commercialisation des produits d’assurance takaful à travers le réseau d’agents généraux du pays.
Cette disposition du projet de loi prive le nouveau système d’assurance de bénéficier du professionnalisme des agents pour faire connaître les nouveaux produits et les mettre à la portée de la clientèle.
Il y a lieu de signaler que les clauses techniques relatives aux deux systèmes d’assurance sont identiques, sinon très proches l’un de l’autre, ce qui ne pose aucun problème pour l’agent général pour ce qui est de la pratique de l’un et de l’autre système, compte tenu de son professionnalisme et de son expérience. A ce propos, il est aisé de dispenser, si nécessaire, un complément de formation portant sur l’assurance takaful, aux agents qui en ressentent le besoin.
Il faut dire que les études de rentabilité relatives à l’implantation des sociétés d’assurance takaful sur lesquelles les autorités de tutelle se sont basées pour accorder l’agrément ont été élaborées en fonction d’une commercialisation des produits à travers le réseau des agents généraux des assureurs traditionnels. Il s’agit là d’un facteur majeur pour ce qui est de la pérennité et de la rentabilité des sociétés d’assurance takaful dans la mesure où celles-ci ne sont pas adossées à un réseau d’agences bancaires qui assureraient la commercialisation de leurs produits.
Il faut dire que l’assurance takaful ne constitue qu’une niche de l’assurance qui ne pourrait pas dépasser selon les spécialistes du secteur 10% du marché au bout de cinq ans, dans le cas où tous les circuits de commercialisation seraient mobilisés.
Le respect des impératifs d’une concurrence loyale et légale impliquent que le client puisse avoir le choix entre plusieurs produits différents. C’est pourquoi, l’agent d’assurance doit être en mesure de lui proposer deux produits et lui conseiller celui qui convient le mieux à ses besoins et ses attentes.
D’ailleurs les conditions de rémunération des agents d’assurance par les compagnies sont identiques ce qui constitue une motivation supplémentaire pour la commercialisation des deux types de produits par le même agent.
El Amana et At-Takafulia farouchement opposées au projet
Aussi bien M. Abdellatif Chaabane, ancien président du comité général des assurances – instauré par le ministère des Finances pour assurer la tutelle du secteur – et actuel DG d’El Amana, que M. Ali Hammami, PDG de la compagnie At-Takafulia, pensent qu’il n’y a aucun empêchement légal, réglementaire ou procédural pour que les agents généraux commercialisent en même temps les contrats d’assurance traditionnels et les produits takaful.
Rappelons d’ailleurs que El Amana a été créée par, entre autres, trois compagnies d’assurances traditionnelles (COMAR, Carte, et Astrée) et que At-Takafulia est l’émanation de cinq compagnies d’assurances également traditionnelles (Assurances Salim, STAR, CTAMA, MAE, et AMI Assurances).
Ces deux compagnies takaful comptent, à juste titre, commercialiser leurs produits respectifs par les réseaux d’agents généraux de leurs compagnies mères, ce qui est dans la logique des choses.
Il y a lieu de remarquer que la création d’un réseau d’agents d’assurance exige des investissements lourds et surtout plusieurs années, tandis que les experts situent à un minimum de 40 agents généraux pour justifier la rentabilité d’une compagnie.
Il y a lieu de rappeler à ce propos que les agents généraux ne font que commercialiser les produits, sans rien modifier, alors que les contrats sont conçus et gérés par les compagnies, selon les principes de la Chariâa islamique. Les références émanant d’autres pays islamiques comme la Jordanie font qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre la commercialisation des deux types de produits, pourvu que le client soit informé des caractéristiques de chaque contrat.
Les deux compagnies d’assurance takaful El Amana et At-Takafulia affirment que le projet de loi, préparé par la sous-commission de l’assurance takaful émanant de la commission nationale pour la finance islamique créée en 2012 et présidée par le ministère des Finances et qui a été approuvé par les sociétés d’assurance et adopté lors de la réunion ministérielle du 4 juillet 2012, ne comportait pas de disposition d’exclusion des agents généraux.
Les agents d’assurance mobilisés contre l’article 204
Nous avons approché M. Mohamed Achab, président du Syndicat national des agents généraux d’assurance de Tunisie (SNAGAT) qui compte près 1100 personnes. Les agences d’assurance sont en fait des PME qui emploient 6000 salariés, qui représentent finalement plus de 7000 familles, qui vivent de cette activité et engendrent 70% des chiffres d’affaires des compagnies.
Solidement soutenu par ses adhérents. M. Achab a déployé de gros efforts, depuis un an, pour faire annuler l’article 204, contesté par l’ensemble de la profession de toutes ses forces.
Les agents généraux ne comprennent pas au nom de quel argument ou principe, ni pour quelle raison ils seraient privés de commercialiser les produits takaful, alors que les banques classiques, ainsi que les courtiers et les représentants de compagnies d’assurance étrangères seraient habilités à le faire. Il y aurait là une discrimination et une exclusion injustifiée.
Des courriers ont été adressés aux autorités de tutelle et au gouvernement dans ce sens par les responsables du SNAGAT et des réunions de travail ont été organisées avec des députés de l’ANC pour les sensibiliser aux risques et aux menaces qui pèsent sur les compagnies takaful – et sur leurs salariés – si jamais cet article était retenu. M. Ferjani Doghman, président de la commission des Finances à l’ANC a été également saisi de cette question et aurait promis de réexaminer le projet de loi.
Pourquoi priver l’assuré et les régions intérieures du choix ?
Il y a lieu de remarquer que l’implantation des agents généraux d’assurance est nettement plus dense dans les grandes villes du littoral que dans les régions rurales et les zones défavorisées de l’intérieur.
Exclure les agents qui commercialisent les produits d’assurance traditionnels de la vente des produits takaful aboutirait à priver la clientèle des régions intérieures de ce produit nouveau, ce qui serait injuste. En effet, les agents d’assurance qui ne feraient que commercialiser exclusivement des produits takaful ne pourraient pas survivre uniquement avec cette ressource.
Ridha Lahmar