La Tunisie est, depuis dix ans, au creux d’un carrefour vers lequel dévalent plusieurs camions fous dont les freins ont lâché : le populisme, l’islamisme et la médiocrité, incarnés par nos trois présidents ! Cette situation catastrophique en dit long sur l’amateurisme et la désinvolture de ceux qui nous gouvernent. Ils ne savent pas ce qu’ils font. En plus, ils le font très mal. L’État est marginalisé, ridiculisé. Comment avons-nous pu laisser faire cela ? Par lâcheté, ignorance, faiblesse ou idéologie, l’idéologie mortifère des « bien pensants «, confits dans la haine de soi et de l’autre. Mais qu’ont-ils fait tous pour qu’on en arrive là ? Les leviers de notre pays seraient-ils, à ce haut niveau du pouvoir, entre les mains de braillards machiavéliques et pyromanes qui n’ont aucun sens de l’intérêt général ? Ne faisons pas les étonnés du spectacle, nous l’avons bien mérité. Les trois Présidents : Kaïs Saïd, Rached Ghannouchi et Hichem Mechichi ont beau parler, on ne les entend pas. Face à eux, un mur de défiance : les citoyens se sont mobilisés, persuadés qu’on ne leur dit pas la vérité. C’est comme si trois mondes, en rupture de compréhension, fonctionnaient en parallèle. Le président de la République, Kaïs Saïd, qui n’aime rien tant que jouer avec les mots, les étirer comme des élastiques ou les retourner comme les doigts d’un gant, joue à l’envi avec ses impulsions, confirmant au passage l’approche de l’écrivain Mahmoud Messadi dans son œuvre majeure «Assod « (Le barrage) pour qui l’existence réelle repose sur les mots et dont la question existentielle serait tout simplement : comment devient-on vraiment ce que l’on est (ou croit être). Cela lui a permis de passer d’un rôle à l’autre avec une facilité déconcertante. Son silence sur les questions brûlantes nourrit le fantasme. À l’heure où la poussée populiste menace l’essence même de la démocratie, son comportement mérite d’être au centre des réflexions sans rancœur ni tabou. «Je crois venir d’une autre planète», dit-il ! Et justement, les Tunisiens, éprouvés par toutes sortes d’expériences politiques désastreuses et usés par dix ans de braise, ont envie de quelqu’un d’une autre planète : ils l’ont élu à une majorité écrasante de 77%. Presque un an et demi après son entrée en fonction, il oscille encore entre jeune garde «anarchiste» et vieille garde «oligarchique», et c’est malheureusement là qu’il est éclaboussé, et sans doute affaibli par son hésitation. Au pied du mur, lui qui aimait tant se mettre en scène, il a obtenu ce qu’il était venu chercher : l’image d’un chef d’État aux avant-postes, mais il a oublié que pour affronter les orages, il faut être en mouvement. « Le grand art, c’est de changer pendant la bataille. Malheur au Général qui arrive au combat avec un système «, a dit Napoléon Bonaparte. Avec sa voix basse et comme nimbée de brume, son regard acéré parfois proche de la caricature, le président de l’Assemblée des représentants du peuple, Rached Ghannouchi, continue à prêcher, sans le moindre recul, un discours hostile à la démocratie et se fait le complice d’une démarche antirépublicaine. À force de semer des idées enflammées à pleines mains, de provoquer, chez ses adeptes, des délires d’enthousiasme sans pensée, de lancer des mots piégés au lieu d’idées nettes et précises, il se dit qu’il n’est pas là pour simplement présider un parti ou une assemblée mais bel et bien pour changer ! « Tout est foutu, soyons joyeux «, c’est ainsi qu’il condense, en consolidant sa position, sa conception de la « Tunisie bien enracinée «. Ce qui est foutu, c’est la Tunisie réelle bâtie par Bourguiba. Parce qu’elle n’est jamais comme il l’imagine, qui déçoit ses attentes, délite ses rêves. L’ambition démesurée est un «escroc qui ne manque jamais sa dupe», écrivait Balzac. Très prudent et précautionneux, hésitant même, le Chef du gouvernement Hichem Mechichi fait penser à un dromadaire qui n’avance jamais la patte que pour tâter le sable bouillant en pleine canicule. Il a certainement le job le plus dur, celui de diriger un gouvernement dont la tâche essentielle, qui accapare la totalité de son énergie, est une mission impossible: sauver le pays de l’enlisement général, mais il n’a simplement pas compris que la bataille a une dimension existentielle. Il est encore au milieu du champ de cette bataille. Comme le boxeur qui résiste sous une pluie de coups, il garde le cap. Quel spectacle ! Et les coups ne viennent pas forcément d’où il les attend. Qui sortira vainqueur d’une mêlée si confuse ? Ou plutôt, qui ne paraîtra pas perdant ?
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