Dans une pièce de théâtre écrite en 1960 et mise en scène pour la première fois en 1966, avec le grand Ali Ben Ayed dans le rôle principal, Habib Boularès relatait la vie tumultueuse du dernier représentant de la dynastie des Mouradites (Mourad lll), un souverain vorace, assoiffé de vengeance qui a gouverné la Tunisie par le sang et le feu de 1699 à 1702. Muni d’une épée spéciale dite «bâla», il décapitait à tour de bras, d’où son surnom de «Mourad bou bâla» ! Suceur de sang, ce jeune monarque était… pieux ! Ne haussez pas les épaules. Pas tout de suite, attendez un peu. Selon Machiavel, pour le «bon politique, les vices comme les vertus sont permis selon qu’ils sont utiles ou non à son pouvoir». Dans «Histoires étranges et merveilleuses» de l’écrivain et savant égyptien Ahmad Al-Qalyoubi (1580 – 1659), des prêcheurs «très vertueux», passés experts dans l’art de mentir, notamment à eux-mêmes, sont pris au piège de leurs prônes, des femmes dévoilées se révèlent plus vertueuses que celles qui portent le voile, un joyeux et facétieux ivrogne porté à califourchon (zakafouna) sur le dos d’un fidèle prosterné devient un saint ! Depuis plusieurs siècles, la société tunisienne est imprégnée par la religion et le pouvoir lui-même reposait sur des justifications religieuses. Héritier de Dieu sur terre, le souverain possède un pouvoir politico-religieux et les citoyens (sujets) se laissent entraîner misérablement par la vertu de ceux qui «craignent Dieu», même s’ils découvrent souvent que cette «vertu» est frénétique, orgiaque et plus exécrable que le vice et le mal ! Dans ce vide rationnel abyssal, les gouvernants poussent leurs pions sur la scène religieuse, persuadés que les offensives qu’ils mènent, à la barbe des modernistes, verdiront leur image de «protecteurs» de l’Islam. C’est dans ce contexte qu’ils enchaînent les sorties à la rencontre des fidèles aux mosquées et les diffusent en direct à la télévision et sur les réseaux sociaux. Pour eux, défendre l’islam faisait partie de leurs devoirs fondamentaux. La religion peut donc être instrumentalisée au profit de l’ordre voulu par le pouvoir. À l’heure où l’enlisement se généralise et menace le pays d’un effondrement catastrophique, la prière «en direct» de nos gouvernants mérite d’être au centre des réflexions collectives sans rancœur ni tabou, surtout que tout le monde convient que la religion est affaire privée. En fait, même le Prophète Muhammad était moins soucieux de pratiquer ouvertement ses prières que préoccupé par l’ampleur et la gravité de la tâche qui lui était confiée par Dieu. C’est au cours de l’une de ses méditations coutumières dans une grotte isolée près de la Mecque lorsqu’il est visité par l’archange Gabriel (Djebrïl) qui lui enjoint de «lire» («lis», iqra). Comment alors éviter les polémiques suscitées par ces prières «politisées en direct», qui ne sont finalement qu’un métaphorique écran de fumée, un redoutable camouflage à motivations fumeuses ? Étrange démocratie où tout semble reposer sur le bon vouloir de la religion, et où le sort s’ingénie à démontrer le contraire. Nul ne peut nier qu’existent massivement des sociétés démocratiques, respectueuses des libertés individuelles, où la place politique des religions et leur présence dans l’espace public se trouvent tout autrement agencées et réglementées, mais éprouver et défendre la religion du pays est une chose, l’instituer dans la forme de l’État et le comportement de ses dirigeants en est une autre, qui peut conduire, au nom d’un absolu théocratique, à étouffer le surgissement d’autres revendications libératrices. Le malheur veut que dans l’»hégémonie politico-religieuse», même quand il ne reste plus un sou dans les caisses de l’État, il se trouve toujours des démagogues au pouvoir qui prétendront sans vergogne qu’il suffirait de se vouloir vertueux avec les attributs du pouvoir qui les permettraient de l’être, pour régler tous les problèmes du pays. Car de tous nos maux, l’ignorance est toujours le pire. Je sais que je fais partie de ces écrivains qui ont plutôt la réputation de voir des conflits là où les gens ordinaires pensent qu’il n’y en a pas, ou fort peu. Reste que je suis toujours à la recherche de sens, estimant avec Abû Hayen Ettawhidi «qu’il n’est pas de punition plus terrible pour les gouvernants qu’un comportement aussi vertueux par-devant qu’il est vicieux et dangereux par-derrière» !
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