Commençons par une évidence afin de couper court à tous les malentendus : notre ambition tend avant tout à établir les faits, puis en donner une interprétation cohérente, sans dommage trop grand pour l’idéal de la vérité et de l’objectivité. Car, en ces temps troubles, le retour à un minimum d’honnêteté intellectuelle s’impose urgemment. S’interroger sur le rôle de l’élite tunisienne face à la tragédie syrienne est un devoir qui nous rappelle que la vérité ne peut s’écrire avec la plume du cynisme trempée dans l’encrier de l’arrogance.
Sous nos yeux, cette tragédie est un avertissement brutal sur la vitesse à laquelle les repères d’une société arabe peuvent se perdre, les systèmes politiques les plus verrouillés peuvent se défaire. Malheureusement l’élite tunisienne s’est révélée incapable de tirer de la décennie de braise (2011- 2021) une idée de son devoir face au nouveau degré de chaos qu’a atteint la situation en Syrie après la montée au pouvoir des djihadistes, issus du groupe Al-Nosra, rebaptisé Hay’at Tahrir al-Cham, émanation d’Al-Qaïda. On oublie souvent que les crises dans les autres pays arabes conditionnent notre avenir. Nous avons payé, en 2011, le prix de notre aveuglement et de notre fainéantise intellectuelle. La situation, aujourd’hui en Syrie, constitue évidemment une nouvelle rude épreuve pour nos intellectuels qui continuent à se prêter à des jeux de posture, sans vraiment se rendre compte qu’ils perdent ainsi leur crédibilité. Troublante aura été la complaisance de plusieurs «bien-pensants» qui semblent tolérer la montée des djihadistes au pouvoir quand ils ne la célèbrent pas. Malheureusement, ils confondent liberté et djihadisme. En vérité, ce n’est qu’une cruelle collision d’agendas, qui donne à voir toute l’étendue du cynisme et de la duplicité d’une grande partie de nos élites. En matière d’islamisation dans le monde arabe, elles assument un risque forcément très élevé : celui de l’ambiguïté. Mais qu’arrive-t-il donc à notre intelligentsia ? A-t-elle perdu la tête, la raison, l’appartenance à un pays trois fois millénaire, carrefour de civilisations et de divers mouvements réformistes et modernistes ? Ne se rend-elle pas compte qu’elle dessert l’identité tunisienne en soutenant, au nom de ses fantasmes, les djihadistes syriens au pouvoir ? Cette conception qui traduit les notions djihadistes en notions libertaires afin d’établir des normes soi-disant «démocratiques» dans les sociétés arabes est en train de saccager non seulement la démocratie et la liberté, mais aussi l’héritage moderniste de l’élite tunisienne à travers l’histoire. Je peux comprendre que cette analyse puisse susciter des réserves, voire une levée de boucliers. L’ambiguïté engendre souvent un réflexe obsidional dans une scène intellectuelle traumatisée et qui n’a pas cessé, depuis janvier 2011, de naviguer à vue et de voguer dans le brouillard d’une obsession à la mode : «L’islamisme est bien soluble dans la démocratie» ! Une foucade. Force est de constater l’amère expérience tunisienne avant le sursaut d’indignation, admirablement illustré par la plupart de nos citoyens dans leur rejet viscéral d’un pouvoir islamiste, incarné par des djihadistes. Un club de caciques, aux têtes bourrées par les idées radicales et aux poches bien remplies qui, pour faire passer la pilule de leur dictature religieuse, rien ne vaut son enrobage dans un processus de «justification démocratique», condamnant le pays à pourrir sur pied.
Le danger serait de considérer que telle ou telle dictature est plus préoccupante qu’une autre. Il faut que nos élites soient totalement déterminées dans la volonté de mener, avec la conscience claire, un combat existentiel contre toutes les formes de djihadisme. Pour réussir, elles ont plus besoin de raison que de dévotion, d’honnêteté intellectuelle que de sectarisme.