Par Lotfi Essid
En regardant dernièrement une émission télé sur l’amour des handicapés, je me suis dit qu’il n’y a que des handicapés de l’amour. J’ai pensé à ces méchants procès faits à l’amour, la plus belle chose au monde, la plus équitablement partagée, celle qui se passe des rangs et des classes et est à la portée de toutes et de tous sans distinction d’aucune sorte.
Je regarde pourtant autour de moi et je ne reconnais que des habitudes sexuelles pauvres, des influences limitées ou dépravées et des imaginations restreintes. Des récits sur la misère sexuelle de nos concitoyens, j’en entends tous les jours.
Je demande à Gihen, mariée depuis peu et qui pense déjà au divorce, ce qu’elle trouve dans ces séries à l’eau de rose qu’elle regarde avec sa mère, feuilletons peuplés de femmes au tempérament puissant et d’amants irrésistibles. Elle me répond qu’elle et sa maman, qui n’ont jamais trouvé d’harmonie avec leurs hommes, y cherchent des mots et des images constitutifs des mœurs conjugales qu’elles n’ont pas dans leurs relations avec leurs maris respectifs. Elle ajoute qu’elle n’a jamais vu son père gratifier sa mère d’un geste de tendresse ou même avoir des échanges de vues autres que brefs et glaciaux. Je la taquine en lui demandant si elle a déjà entendu les cris de plaisir de ses parents, elle me répond que la femme, en général, n’aime faire l’amour que si elle est amoureuse et que sa mère, elle, n’a jamais aimé son père, alors qu’elle vit avec lui depuis 25 ans,. Elle a entendu en revanche les cris de protestation de sa mère aux avances de son père et ceux de son père contre la résistance de sa mère aux approches charnelles.
Le lien conjugal, qu’on prétend sacré, n’est souvent même pas assumé, puisque, dans certains milieux, la femme continue à évoquer son mari en disant l’mesiou, le mari dit à son tour l’madame en parlant de celle qui est censée être sa douce moitié. Il y a évidemment d’autres expressions, aussi impersonnelles les unes que les autres : le père ou la mère des enfants ; monsieur untel, le chef de la maison, le géniteur / la génitrice…
Ali vient me voir au bureau, exceptionnellement guilleret. Il me raconte que sa femme ne se défend plus comme avant quand il s’approche d’elle plein d’entrain ; c’est pour lui déjà une victoire qu’elle le laisse lui faire l’amour, même si elle ne fait pas plus, pendant l’acte, que de le regarder avec une expression de profond ennui. Amel, mon assistante, à laquelle la gaieté d’Ali n’a pas échappée, m’en demande la raison. Je lui réponds qu’il a couché avec sa femme.
J’accueille Chawki chez moi, un ami égyptien, chrétien de surcroît, mais qui partage les conditions pitoyables de l’amour sous-développé ; il vient pourtant du pays arabe où l’amour se porte, depuis les Pharaons, le moins mal. Chawki fait des petits séjours à Tunis tous les trois ou quatre mois. Il est amoureux d’une vieille fille tunisienne. Ils mènent un amour platonique dans l’espoir d’un mariage sans illusions, parce qu’ils ne semblent pas, tous les deux, avoir l’âge et la flamme qu’il faut pour en profiter comme il se doit. Chawki, qui a à son actif plusieurs divorces, partage, à près de soixante ans, la condition de nos célibataires qui, pour n’avoir pas satisfait aux prérogatives naturelles de l’âge, ont du mal à devenir adultes.
Haroun, jeune homme de vingt-cinq ans dont j’ai suivi le parcours amoureux, s’est séparé d’Arbia en cherchant pourtant à échapper à ses conditions déplorables. Face à l’empressement de sa fiancée à contracter le mariage, il lui a dit que l’amour est une chose sérieuse et proposé de vivre avec elle avant de s’engager après seulement quelques conversations banales et des pelotages succincts qu’on ne peut même pas qualifier de flirts. Elle a eu beau lui expliquer que ce n’était pas possible, que ses parents ne la laisseraient pas et que même la loi l’interdit, Haroun a gardé la tête sur les épaules, au grand regret de sa mère, qui aime bien la petite Arbia et de leurs amis qui les trouvaient bien ensemble.
Avec Lina, très libérale, il a vu de meilleures perspectives pour une future vie conjugale. Cependant, il a encore rompu. Lina ne voulait pas coucher avec lui avant le mariage parce qu’elle voulait rester vierge jusqu’à la nuit de ses noces. Elle l’a toutefois rassuré en affirmant qu’il pouvait tout faire avec elle, sauf la prendre par le bon côté. Haroun va finir par rejoindre le cortège de ceux qui cherchent l’épanouissement dans la différence : mariage mixte et fréquentations franches ou discrètes sans intention de mariage.
C’est le cas de Maklouf qui a confusément une dent contre la femme tunisienne. Il a toujours marqué sa préférence pour les femmes occidentales et fini par épouser Chantale qui réalise ses attentes. Ça change, répète-il ostensiblement, de l’amour rituel des orientales ! Les chrétiennes, elles, n’ont pas peur de la sexualité !
Aïcha, pourtant musulmane, dément ce point de vue. Belle femme, professeure à l’université, elle adore les séminaires internationaux, surtout lorsque ça se passe sur deux ou trois jours dans un hôtel de la côte. C’est l’occasion pour elle, m’a-t-elle confié un jour, pour se faire un collègue étranger, dans les bras duquel elle partage quelques moments de bien-être sans tabous. L’Européen est discret, civilisé et obéissant, ça la change des Orientaux, possessifs, dominateurs, souvent déroutants…
Après de nombreuses tentatives afin de trouver sa bonne moitié, Néjib, célibataire endurci, a fini par laisser tomber. En revanche, il fait ce qu’il faut pour obtenir les faveurs des femmes. Homme énergique et entreprenant, il est ce qu’on appelle un coureur. Son maître à penser est un maître en théologie, un Cheikh qui, au nom de la piété, a légué, dans un livre notoire, des leçons de fornication fort intéressantes. Conséquemment, Nejib s’esquive dès que la femme devient amoureuse. Il me raconte comment il vient de perdre Basma, à qui il fait des avances depuis des mois, sans succès. Elle lui a finalement envoyé un SMS, tard le soir, au moment où l’on fait le bilan des tristes journées qui se succèdent et se ressemblent. Fais-moi une déclaration d’amour ! Lui a-t-elle demandé. Il a répondu avec sa froideur sarcastique habituelle : je suis comme les sourds-muets, je fais mes déclarations d’amour avec mes doigts. Basma ne lui pardonnera jamais ; elle a raison.
Hedia me raconte qu’en échange de l’Ipod que lui a offert son mari, elle a consenti à passer le week-end avec lui dans un grand hôtel de Hammamet. J’en conclus que dans le lit conjugal le plus conventionnel se pratique tous les jours un commerce du sexe avec ses rituels et ses tarifs. L’Africaine sub-saharienne, que je vois plus tard dans un reportage à la télé, confirme ma pensée en affirmant que dans son village une femme invite son mari à lui faire l’amour en lui disant symboliquement : «donne-moi de l’argent!»
En Tunisie, malgré ce qu’on raconte sur l’évolution des mœurs et la libération de la femme, l’amour et son pendant, le sexe, qui préoccupe l’humanité toute entière, est à peine plus qu’un acte physique destiné à la conservation de l’espèce. Hypocrisie, mauvaise foi et tartufferies jalonnent la vie sexuelle du Tunisien. Cela commence avec les interdits liés à une morale ancestrale, à l’emprise de la société et des parents, au mythe de la virginité. L’enrichissement au contact du monde reste virtuel et se heurte à la vie réelle. Les jeunes, élevés dans une éducation pudibonde, privés de tendresse, de sensualité et de complicité puisent souvent leur éducation sexuelle dans les films pornographiques. Ils associent l’amour à la mauvaise conscience et se transforment, après des mariages hâtifs, en maris et femmes frustrés qui n’ont aucune vision ni perception de la relation à l’autre.
Lorsque ma nièce me raconte qu’à l’entrée de son immeuble une note invite les locataires aux cris d’amour un peu tonitruants à plus de décence, je me dis qu’il y a encore de l’espoir. Puis, me souvenant d’Ali qui m’avait dit qu’avec l’âge, il ne pouvait plus s’empêcher de crier très fort au moment de l’orgasme, au point d’avoir peur que ses enfants l’entendent, j’en conclus que le tapage nocturne au lit n’est peut-être pas forcément propre à la jeunesse, ni le signe d’une vie amoureuse épanouie.
Je demande à Karima, un coach de l’amour comme il en existe très peu sur la place : lorsque l’amour est déjà là, lorsque les dispositions sont bonnes et qu’il y a une chance de réussir son couple, que doit-on faire pour ne pas compromettre son bonheur ?
Un flot de paroles ininterrompues m’a confirmé, encore une fois, dans l’idée de la grandeur de nos femmes pour peu que l’on n’empêche pas leur épanouissement. Il faut, m’a-t-elle répondu, que la maintenance suive pour développer l’amour et l’empêcher de se détériorer ou de s’égarer. L’amour est le pivot autour duquel gravitent toutes nos actions, toutes nos dispositions à bien faire. L’amour éduque, forme à la création, au partage, à la générosité ; il est synonyme de sérénité, de bien-être. Même le sexe sobre et rituel est fondé sur des attentes et des préférences. Qui, parmi nous, se prépare à l’amour avec soin, prépare son corps à l’amour, travaille sur le contexte, met en situation, crée l’environnement et la lumière propice, choisit le fond musical.
Karima ne voulait pas que je lui gâche le plaisir et repoussa mes arguments que le milieu n’attise ni le désir ni les bons sentiments, les vrais ! Que l’éducation et le contexte social et culturel ne sont pas, non plus, propices aux relations amoureuses saines.
L’amour, continue-elle, en ne prêtant pas attention à mes propos, a d’abord besoin d’être assumé, ensuite cultivé, bichonné, entretenu au quotidien. Et c’est aussi dans le lit que l’amour assure sa pérennité. Et de conclure : nous devrions nous dire, à chaque fois que nous faisons l’amour, que nous ne profitons pas assez du lit d’amour, avant qu’il ne devienne lit de souffrances et lit de mort…
L. E.