Le journal La Presse du 11 février a publié un excellent reportage, qui fait froid dans le dos de l’enseignant que j’ai été pendant presque 40 ans, consacré aux lycées et collèges de la cité Sidi Hassine Sejoumi.,. Ce long article présente le résultat catastrophique de deux années de prise en main du ministère de l’Éducation nationale par des responsables islamistes et les dégâts que peut causer l’abandon de la neutralité qui a toujours, depuis l’Indépendance en 1956, été l’un des credos des deux régimes précédents à propos de l’enseignement.
Comme le dit si bien l’un des proviseurs de l’établissement concernés par l’enquête “notre devoir est d’inculquer le savoir”, certes, mais certains enseignants et administratifs n’observent pas la neutralité — qu’elle soit de nature politique ou religieuse — et ne la font pas respecter, alors qu’elle doit être l’une des règles essentielles de l’école publique. Et cela est encore plus net depuis que la Révolution a mis à la mode une liberté sans frein. C’est ainsi que l’esprit encore malléable de certains jeunes élèves a été complètement chamboulé par des idées inculquées par la rue, les manifestations, les plateaux de télévision qu’ils regardent le soir à la maison, sans parler du bourrage de crâne de certaines radios périphériques et des sermons d’imams fanatiques.
Il ne s’agit pas de mettre en cause l’immense majorité des enseignants ou des responsables administratifs des établissements secondaires, mais certains se permettent de mettre en application avec les élèves des idées qui participent de “l’islamisation rampante” de la société entreprise par nos gouvernements depuis 2011 — et ce dans un pays musulman depuis des siècles ! Je ne reviendrai pas sur la situation qu’on connue certaines facultés — notamment celle de la Manouba, sur laquelle je me suis longuement exprimé en temps voulu —, mais il était fatal que tout ce qui s’est passé à ce moment-là finisse par faire tâche d’huile et se répercute sur l’Enseignement secondaire, chez des élèves déjà en proie aux problèmes psychologiques de l’adolescence et qui ont besoin de trouver, à la maison et à l’école, des guides capables de relativiser ce que leur apprennent le rue, la télévision… où ils sont sans cesse exposés à la violence, à des idées qui mettent en exergue l’héroïsme de certains jeunes dans des combats pour la liberté, comme les Palestiniens par exemple, victimes du racisme israélien. Mais ce sont là des “journées de la colère” qui se justifient par l’oppression d’un État envers un peuple asservi, ce qui n’a rien à voir avec une Tunisie indépendante.
Il suffit alors que l’autorité scolaire soit défaillante pour que des “meneurs” instaurent dans l’établissement un climat d’anarchie et de violence — semblable à celui que deux années de post-Révolution ont montré aux jeunes. Tel ce jeune garçon de 17 ans qui a été amené à partir “au djihad” en Syrie, où il a été tué au combat et à propos duquel une de ses camarades de classe raconte : « il s’était proclamé “chef” et a formé un groupe d’extrémistes religieux parmi les lycéens. Chaque vendredi il organisait des réunions, officiait des prières dans la cour au moyen de hauts-parleurs ». N’y a-t-il donc pas de mosquée à Sid Hassine ? Comment le proviseur du lycée a-t-il laissé faire ? Voilà deux questions qui se posent. Une autre jeune fille ajoute que « dès qu’il voyait un garçon en tête-à-tête avec une copine, il lui ordonnait de demander sa main ou de ne plus l’aborder ». À 15 ou 16 ans ? Il s’agit certainement d’un garçon fragile, marqué par les sermons d’un imam intégriste pour qui la camaraderie ou l’amitié entre un garçon et une fille est une idée diabolique! Un troisième lycéen ajoute, « nous étions livrés à nous-mêmes, l’Administration laissait faire ». Si l’on était intervenu à temps, sans doute Salem que ne serait pas parti au djihad pour une cause qui n’était pas la sienne ! Il aurait été possible de le raisonner, de lui faire comprendre, entre autres, qu’il faut relativiser les choses et qu’il n’y pas de mal — c’est même plus sain — de voir des rapports nouveaux entre des élèves de sexe différents, habitués depuis la crèche ou la “maternelle” à vivre côte-à-côte. C’est ainsi que ma petite fille et ses copines, élèves d’un lycée pilote, sont bien contentes d’être accompagnées à la sortie par des garçons de leur classe pour ne pas être importunées par les voyous de la rue.
Dans un autre lycée, c’est le directeur qui fait état de “dépassements d’élèves qui s’obstinent à prier à côté de la salle de sports et qui lui ordonnent de ne pas s’opposer à la parole de Dieu et de son Prophète”. Qui donc les a endoctrinés ? Dans un pays où l’on apprend le Coran et la religion depuis les premières années d’école, ne peut-on expliquer à ces élèves que chaque chose doit être à sa place, le Savoir à l’école, la prière à la mosquée et que l’Islam autorise le croyant à regrouper les prières pour les faire dans un lieu plus propice qu’une cour d’école ?
Poursuivant son enquête, la journaliste de La Presse arrive dans deux lycées où les proviseurs ont été confrontés au problème du niqab. Dans l’un, le chef d’établissement a réussi à convaincre les trois élèves porteuses de ce vêtement de le remplacer par le hijeb, moins encombrant et moins voyant, dans l’autre, son collègue a fini par accepter quelques élèves “niqabées” à condition qu’elles portent sur leur vêtement le tablier réglementaire. Quel carnaval !
On rencontre plus loin ce professeur qui recommande aux filles de 9e année de “se soumettre au futur conjoint” ! Et cela se passe dans la Tunisie du Code du statut personnel ! Dans le pays qui a fait le premier sa révolution, où les filles — à tous les niveaux — ont des résultats scolaires supérieurs à ceux des garçons (d’après les statistiques) où il y a des femmes enseignantes, médecins, ministres (même s’il n’y en a pas assez), etc. Il ne faut s’étonner de rien quand “un instituteur appelle un élève en privé pour lui dire : “Dis à ta mère de ne plus venir te chercher en jeans, qu’elle mette une robe longue”, et quand “un garçon de 7e année refuse de s’asseoir à côté d’une fille, pour ne pas désobéir à la parole de Dieu et de son Prophète” ! Il faut lui expliquer qu’il ne s’agit pas d’une parole divine ou prophétique, mais celle d’un fanatique religieux, désireux de vivre dans un milieu d’essence wahhabite, où la femme est considérée comme un être impur et qu’il faut éviter comme le Diable…
C’est à cause de tout cela que de jeunes tunisiens, dans la fleur de l’âge, partent pour le djihad en Syrie (ou ailleurs, au Mali par exemple) et se font tuer au combat contre l’armée régulière et pis encore, se font parfois massacrer par d’autres djihadistes appartenant à un autre courant religieux. Tous les responsables de la jeunesse, depuis la famille jusqu’aux enseignants en passant par les mouvements de jeunesse (scouts ou jeunes des différents partis), doivent faire tout leur possible pour arrêter cette marche de certain de nos jeunes vers l’abrutissement, le fanatisme… l’avenir de notre pays est dans ces jeunes, les hommes et les femmes de demain.
Raouf Bahri
NB. : au moment où je ferme ma lettre, j’apprends à la fois l’infâme attentat terroriste du Gouvernorat de Jendouba et la protestation de Nejiba Hamrouni au sujet des émissions de télévision. En effet, il est indécent de continuer à s’amuser et se distraire quand des évènements aussi graves se produisent. La télévision devrait adopter une programmation patriotique et présenter des flashs pour nous tenir au courant des actions de nos forces de sécurité. Je me joins donc à la protestation de la responsable du SNJT.