Noureddine Ennaifer, expert en sécurité, «Certains députés sont des alliés inconditionnels des terroristes»

INTERVIEW Noureddine Ennaifer est expert en sécurité globale et professeur à l’université de Tunis El Manar. Son parcours actuel d’académicien ne l’empêche pas d’être un homme de terrain. Il détient une expérience militaire et stratégique de plus de 15 ans. Réalités est allé à sa rencontre pour comprendre les tenants et les aboutissants de la cacophonie qui, depuis maintenant quatre semaines, règne autour du projet de loi antiterroriste avec le rejet de certains articles tels que les articles 31 et 32.

Quelle est la spécificité de ce projet de loi antiterroriste ?

Je pense que ce qui est spécifique à cette loi fondamentale c’est qu’elle correspond à de nouvelles données et à une situation tout à fait nouvelle en Tunisie. Tout d’abord la Libye qui devient un hâvre pour les terroristes. Ensuite, la situation de ce que l’on appelle les cellules dormantes. Troisièmement, l’intensité des actions terroristes contre l’armée et la police nationales. Et, en quatrième lieu, le risque que représentent ces groupuscules dits «takfiristes». Nous avons constaté que ces derniers sont très actifs et ils ont voulu prêter assistance à leurs «frères» au Mont Chaambi par des grenades, par une logistique assez sophistiquée.

Cette situation, aurait dû pousser l’Assemblée nationale constituante (ANC) à faire en sorte que le projet de loi soit une proposition fondamentale à partir de laquelle on puisse lutter contre le terrorisme, mais je constate avec beaucoup de regrets que l’article 31 qui est un article pivot dans cette loi a été tout simplement éliminé et considéré comme caduc.

Or si l’on essaye de comprendre le contenu de cet article 31, il stipule que tout individu qui procède par un moyen quelconque, armes, explosifs, munitions, instruments, équipements, moyens de transport, produits alimentaires ou soutien des organisations terroristes ou n’importe quel groupe qui complote en rapport avec les crimes terroristes, doit être réprimé par une peine allant de 6 à 12 ans. Cette peine sera également infligée à tout individu qui met à la disposition de ces groupuscules et de ces réseaux terroristes toute compétence ou toute expérience.

Aussi le troisième alinéa de l’article 31 mentionne que le fait de diffuser ou de mettre à la disposition des groupuscules terroristes, de manière directe ou indirecte, des informations en faveur de leurs actions soit en vue d’assister ou en vue de réaliser et de commettre des crimes ou encore en vue de les cacher ou de les camoufler ou d’en profiter, est susceptible d’une peine d’emprisonnement ferme allant de 6 à 12 ans.

Le quatrième alinéa du même article mentionne le fait que tout individu qui procède à la préparation d’un habitat ou d’un lieu pour les réunions des membres d’une organisation terroriste ou un ensemble d’individus qui ont un rapport avec un projet terroriste ou le fait de leur fournir un logement, de les cacher ou de garantir la fuite ou encore tenter de faire obstruction à la loi pour que le groupe en question ou l’individu ne soit pas traduit devant la loi est sanctionné de 6 à 12 ans de prison ferme.

Le cinquième alinéa du même article mentionne que le fait de procéder à la falsification de documents officiels, notamment la pièce d’identité, le passeport, un diplôme quelconque ou tout autre document sera sanctionné par les mêmes peines.

L’article 31 sanctionne, en outre, d’une peine de 6 à 12 ans tout individu qui procède au don d’argent, à la collecte d’argent ou effectue une offrande dans le but d’alimenter et de financer les caisses d’une organisation terroriste.

Le deuxième alinéa de l’article 32 stipule, lui, que le fait de cacher ou de faciliter le camouflage de la source réelle de l’argent qui a été blanchi soit de mobilier ou d’immobilier ou encore à partir de gain pour des sujets physiques ou des sujets moraux, engendre des peines d’emprisonnement ferme planchées à 12 ans.

Ces deux articles 31 et 32 dont la valeur est fondamentale ont été loupés par l’ANC. Ce qui laisse la porte ouverte à ceux qui vont procéder aux actions terroristes, voire à tenter ces actions. Cela veut dire par conséquent que l’article 59 du Code pénal n’aura pas d’échos dans cette loi. Aussi, la lutte contre le blanchiment d’argent, la collecte, etc., selon les normes internationales n’aura pas d’échos dans cette nouvelle loi antiterroriste et c’est un coup fatal porté à son encontre. Aussi, il n’y a aucune conscience des enjeux qui sont aujourd’hui fondamentaux en matière de relation avec la Libye, l’Algérie, etc. Nous sommes donc à l’heure actuelle dans une situation de désarroi total.

Qu’est-ce qui change par rapport à la loi antiterroriste de 2003 ?

Ce qui a changé par rapport à la loi de 2003 c’est qu’il y a eu tout d’abord une harmonisation avec la nouvelle Constitution. En plus de cela, il y a l’invention de mécanismes de réparation de préjudices soit des victimes, soit des agents de la sécurité et de l’armée nationale. Cela est tout à fait nouveau. À cette nouveauté s’ajoute la régulation de l’intrusion au niveau de l’article 56. Nous avons régulé les opérations d’écoute et de filature et de la mise d’instruments techniques d’écoute et d’enregistrement au sein des espaces dits privés. Nous avons procédé également à la détermination des mécanismes par lesquels on protège les données personnelles. On protège bien évidemment tout ce qui est droit fondamental.

La troisième nouveauté c’est la création d’une commission nationale dont le but est de lutter contre le terrorisme, au niveau des articles 62 et 63 qui définissent les fonctions de cette commission nationale. Cette commission nationale est composée de juges et de représentants des différents ministères, etc.

Nous avons reproché à cette commission le fait qu’elle ne contient pas dans sa composition des représentants du ministère des Affaires religieuses, du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique, de l’Éducation, de la Culture et de la jeunesse qui sont des acteurs importants dans la lutte antiterroriste.

Revenons un peu sur l’histoire de l’intrusion de l’espace privé, la durée d’écoute a-t-elle été précisée ou pas ?

Tout à fait. La durée d’écoute a été délimitée dans le temps et dans l’usage, c’est-à-dire que toutes les données qui concernent une affaire d’écoute terroriste ne peuvent être utilisées que dans cette affaire et ne peuvent pas donc être utilisées pour la provocation d’autres affaires, d’autant plus que l’écoute en elle-même est une opération qui sera supervisée par le parquet et par le juge d’instruction de manière très stricte et ne dépassant pas les 4 mois. Ces 4 mois sont en quelques sortes susceptibles d’être prolongés pendant 4 mois supplémentaires avec une motivation.

Comment expliquez-vous le fait qu’il n’y ait pas unanimité autour de cette loi antiterroriste au sein de l’ANC ?

Il y a d’une part un certain clientélisme auprès de groupuscules terroristes, d’autant plus qu’il y a une conviction profonde que cette nouvelle loi n’apportera rien à la lutte contre le phénomène terroriste. Ce même phénomène avec l’ancienne loi n’a pas fléchi et au contraire il ne fait qu’augmenter en quantité et en qualité. Troisièmement, la majorité des députés aujourd’hui sont préoccupés par la campagne électorale et l’ANC ne signifie plus rien pour la majorité d’entre eux. Quatrièmement, au sein de l’ANC il y a des députés qui sont des alliés inconditionnels des terroristes et qui ne peuvent pas voter pour cette loi. Cinquièmement, il y a une peur de persécution et une peur de revanche. Il y a des individus qui disent «nous n’allons pas voter cette loi par peur de représailles des organisations terroristes». Il y a même certains individus que je connais au sein de l’ANC qui m’ont dit: «Monsieur l’expert, nous avons peur pour nos enfants, pour nos femmes et pour nos familles, ces gens-là nous ne devons jamais nous afficher contre eux. Ils sont en train de préparer des listes pour nous attaquer». D’ailleurs plus que 50% de l’ANC veulent revenir encore une fois pour passer un nouveau mandat. Donc, les députés ne veulent en aucun cas être l’objet de critiques de la part des courants politiques extrémistes.  Beaucoup de députés croient qu’on est en ce moment dans une phase populiste et que la mort de soldats ne porte pas atteinte à leur popularité, des policiers qui meurent non plus. En revanche, à leurs yeux, le fait de voter un article dans une loi antiterroriste cela apporte une grande atteinte à leur popularité et aux voix dont ils ont besoin pour reproduire le même scénario du 23 octobre 2011.

En ce sens, la loi antiterroriste prend une tournure essentiellement politique. Elle devient aussi une affaire de courage politique. Les députés ne s’intéressent pas réellement au phénomène terroriste, ils n’essayent pas de le comprendre, ils ne veulent pas le comprendre.

La question de la lutte contre le terrorisme n’est-elle pas en train de cacher la faiblesse de l’État ?

Je pense que la lutte contre le terrorisme aujourd’hui ne cache pas la faiblesse de l’État. Elle dévoile au contraire la faiblesse de la classe politique tunisienne et elle cache aussi les ambitions sournoises et les désirs incontrôlables d’une classe politique qui roule pour elle-même. Je constate même qu’il y a une catégorie de politiciens aujourd’hui en Tunisie qui n’a ni le mérite de l’intelligence ni celui de la compétence ni celui de la moralité. Cette catégorie condamne l’avenir de notre pays pendant deux ou trois générations de la même façon que le dictateur Ben Ali et son système. Aujourd’hui la Tunisie s’expose aux risques les plus douloureux et les plus graves au niveau de son histoire contemporaine et son intelligentsia politique ne comprend même pas le phénomène du terrorisme. Sur le plan économique, la classe politique tunisienne et c’est malheureux de le dire, méprise les régions qui ont été frustrées et qui n’ont pas eu leur part dans l’évolution et le développement du pays et qui sont aujourd’hui des victimes. La classe politique considère ces régions comme des zones génératrices de terrorisme et donc des zones exposées à être persécutées par les moyens répressifs, point à la ligne.

Cette classe politique ne propose ni modèle de développement ni prise en charge de la jeunesse du pays ni la production d’un discours religieux modéré, éclairé qui s’adapte à la réalité. C’est une classe politique qui ne produit même pas de programmes culturels et est incapable de lire les données relatives au relief, à la démographie, aux richesses des régions de Kasserine, de Gafsa, de Sidi Bouzid, de Jendouba ou de Ben Guerdane. Ce qui focalise l’attention de cette classe politique c’est son honorabilité et sa notabilité.

Je constate qu’après 50 ans de pouvoir, le Parti socialiste destourien (PSD) et par la suite le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) ont fait du peuple tunisien un peuple qui cherche la notabilité et l’honorabilité par le politique et jamais par le travail, jamais par la créativité, jamais par l’invention. Au contraire, cette mentalité de débrouillardise va condamner le Tunisien à demeurer «nain» dans un monde globalisé qui avance. Ce n’est pas vrai que le Tunisien est intelligent. Le Tunisien a un «narcissisme de l’intelligence», mais quand on le compare réellement aux autres nations pour devenir un grand ingénieur ou un grand inventeur ou un créateur ou un artiste, le Tunisien voit parfaitement ce qu’il vaut.

Le Tunisien, quand il quitte son pays, découvre ce qu’il vaut, mais tant qu’il demeure dans cette référence locale qui se mesure par la médiocrité il sera toujours roi chez lui.

Qu’en est-il maintenant de l’articulation de la lutte contre le terrorisme avec cette défiance généralisée qui sévit en Tunisie et dont le meurtre récent de deux jeunes filles par la police, tard dans la nuit du 23 août 2014, à Kasserine, est l’illustration ?     

La lutte contre le terrorisme engendre inéluctablement quatre conséquences essentielles. La première conséquence c’est la restriction des libertés de manière directe ou indirecte, de telle sorte que ces libertés ne soient savourées qu’à petites doses. Deuxième conséquence c’est que le terrorisme infectera tout le climat politique, social et culturel par la méfiance mutuelle, par la dégradation du niveau du discours et nous allons au moins vers une dizaine d’années pendant laquelle on va souffrir d’autisme idéologique. Il y aura une bipolarisation de la société tunisienne entre partisans du terrorisme et contestataires du terrorisme.

Troisième conséquence de la lutte antiterroriste, c’est la privation du peuple tunisien de très grandes sources au niveau du budget de l’État jadis consacré à la santé, à l’éducation, aux infrastructures, à la culture. Ces ressources seront détournées vers l’équipement militaire, vers l’armement et dans les moyens de lutte contre le terrorisme.

Quatrième conséquence fondamentale c’est que le terrorisme va devenir, quelle que soit la nature du gouvernement au pouvoir, un alibi fondamental pour pratiquer les politiques les plus austères, les plus sauvages, les plus frustrantes qui vont niveler le niveau de vie du Tunisien et qui vont imposer un climat général d’austérité intellectuelle, politique, économique, éducative et sanitaire.

Ces quatre aspects nous expliquent en partie comment les deux jeunes filles ont été l’objet de tirs des forces de sécurité et comment elles-mêmes n’ont pas obéi aux forces de l’ordre. Cette situation va se reproduire plusieurs fois. Ce sont les bavures quotidiennes de toute lutte contre le terrorisme. Je dirais que ces bavures n’ont pas seulement touché le rapport sécuritaire-citoyen, elles ont touché le rapport sécuritaire-sécuritaire. Elles ont touché même le sécuritaire lui-même qui fait usage de sa propre arme et qui est victime de cette situation. Nous allons voir des responsables sécuritaires qui vont se suicider, d’autres qui seront humiliés, d’autres qui seront lynchés, d’autres qui seront attaqués dans leur famille, etc. C’est un processus qui va se poursuivre sur des années. Regardons ce qui s’est passé en Algérie dans les années 1990, en Tchétchénie, en Irak. Le tableau conserve des constantes, on les retrouve partout. Le terrorisme n’a ni couleur ni odeur ni saveur, il est le même avec un simple changement de forme. C’est presque un criminel qui change tout le temps de forme, mais au fond c’est un assassin, c’est un phénomène qui occasionne beaucoup de mal à son environnement.

Vous êtes en train de dire que ce qui arrive à la Tunisie en ce moment est comparable à ce qui s’est produit en Algérie dans les années 90 ?   

Certains aspects sont comparables, mais pas avec la même ampleur que l’Algérie des années 90. Nous luttons contre des groupuscules qui procèdent de la même façon et ont essayé différentes méthodes qui ont été appliquées en Algérie. Ce sont les sécuritaires et l’armée nationale qui sont le rempart contre ces gens-là et malheureusement ce sont ces deux institutions qui payent seules et en plus on ne leur donne pas la possibilité d’être protégées comme il se doit à travers un ensemble d’articles digne de leur mission dans la proposition de la nouvelle loi antiterroriste. Certes ces sécuritaires vont lutter jusqu’au bout, mais il y aura certainement beaucoup de changement au niveau de la dynamique terroriste dans le Maghreb à partir de la Libye. Nous sommes sur un terrain qui contient beaucoup de séismes qui vont évoluer pendant la prochaine décennie de manière dramatique pour la Tunisie, l’Algérie, le Maroc, la Mauritanie. Sera en partie épargnée l’Égypte, car l’institution militaire maîtrise parfaitement la situation et elle est consolidée par la population égyptienne.

Nous sommes, pour finir, face au phénomène Daech qui va plonger les pays arabes dans la barbarie. Les Arabes n’auront jamais un petit statut de force économique émergente, ils n’auront jamais la chance de devenir une constellation ou une alliance militaire qui contribuerait à la sécurité internationale. Les pays arabes sont des esclaves de Daech et de leur jeunesse qu’ils ont négligée pendant des décennies. Maintenant cette jeunesse est à la portée des idéologies les plus dangereuses et les plus redoutables dans une ère où toutes les grandes idéologies sont mortes. À présent, seules les idéologies de la mort triomphent. Qui ne veut pas vendre ses armes à ces pays arabes qui semblent prendre le chemin de l’islamo-fascisme uniquement pour s’entretuer pour des problèmes identitaires. Que d’illusions, que d’illusions !

Propos recueillis par Mohamed Ali Elhaou

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