En début de semaine, le gouvernement canadien a mis en garde ses ressortissants contre les voyages non essentiels en Tunisie, les exhortant à « faire preuve de grande prudence en raison des risques de troubles civils et d’attentats terroristes ». Le gouvernement de Justin Trudeau fait état de « niveaux élevés de violence » et indique les zones à éviter « à moins de 30 km des frontières algériennes et à moins de 40 km des frontières libyennes ». Ce n’est pas tout. Dans cette mise à jour de son avis de voyage pour la Tunisie, ce gouvernement met aussi en garde ses ressortissants contre « des risques d’enlèvement, de terrorisme et de criminalité dans l’ensemble du territoire tunisien ».
Avec notre respect pour les dirigeants politiques canadiens, ils nous permettront de douter du sérieux de leurs réseaux d’information et de renseignement et de leurs véritables intentions tendancieuses contre la Tunisie qui, aujourd’hui, est loin de ressembler à ce tableau noir. La Tunisie est en effet passée par une situation similaire pendant la décennie du « Printemps arabe » (2011-2021), sous l’autorité des islamistes dirigés par Rached Ghannouchi qui ont fait de la Tunisie le premier exportateur de terroristes vers les zones de tension. Mais aujourd’hui, cette époque est révolue, les responsables de ces crimes ont été traduits devant la justice et la Tunisie essaie de panser ses plaies et d’apaiser la douleur des familles des victimes du terrorisme.
Diffuser un avis officiel aussi erroné, aussi désinvolte, ne peut être perçu que comme un geste inamical qui vise à faire du tort à la Tunisie au moment où ce pays s’est engagé dans une lutte contre la corruption, contre la spéculation, contre le blanchiment d’argent, contre toutes les tares qui, au terme d’une décennie chaotique, ont fini par bloquer l’administration et saper toutes les capacités de développement et de croissance du pays.
Diffuser un avis de voyage aussi négatif au moment où la Tunisie se prépare à accueillir la saison touristique après des mois de préparation acharnée est un acte de sape contre la saison touristique qui demeure encore l’une des rares sources de financements pour la Tunisie. Pire encore : cet avis qu’on ne peut que déplorer vient aussi au moment où l’Union européenne et les Etats-Unis font pression sur les autorités tunisiennes pour conclure sous certaines conditions un accord avec le FMI afin d’obtenir le prêt de 1,9 milliard de dollars vital pour l’économie tunisienne.
Les conditions européennes et américaines qui exigent des réformes économiques douloureuses pour les Tunisiens, d’un côté, et la campagne de dénigrement contre la destination touristique Tunisie, de l’autre, font visiblement partie d’une stratégie concertée visant à mettre, sciemment, en difficulté le pouvoir exécutif, pour ne pas dire l’étrangler. Cette stratégie s’accompagne d’ailleurs, comme c’est toujours le cas, d’une campagne médiatique pour influencer l’opinion publique et la faire pencher vers l’objectif recherché. Cet objectif, c’est un média suisse qui le définit en titrant : « C’est l’implosion sociale qui fera chuter Kaïs Saïed et non l’opposition ». C’est noté. Sauf que les nombreux Tunisiens, qui soutiennent la lutte contre la corruption et la reddition des comptes pour les crimes terroristes, en sont conscients et c’est la raison pour laquelle ils prennent leur misère en patience (la flambée des prix, le chômage…) et attendent que leur pays soit « purifié ».
Maintenant, au chapitre des réformes économiques, il n’y a rien à contester. Il faut, en effet, réformer, mais progressivement, c’est la situation économique et sociale difficile qui l’exige. La Tunisie a besoin d’investissements, de croissance et de pouvoir d’achat avant de lever les subventions, d’assainir ou privatiser les entreprises publiques et maîtriser la masse salariale de la fonction publique. La Tunisie a besoin de remettre sur les rails son phosphate et redynamiser ses anciens fleurons dans divers secteurs industriels stratégiques (Tunisair, Steg, Sonède, Etap, CPG…). Cette relance de l’économie est urgente mais elle a besoin aussi d’apaisement politique et de dialogue, ce qui est loin de se réaliser tant que les grandes affaires judiciaires en cours d’instruction —complot contre la sûreté de l’Etat, Instalingo, réseaux terroristes et assassinats politiques— ne seront pas résolues. Il faut d’ailleurs espérer que ces affaires ne dureront pas longtemps pour que l’on puisse s’occuper des problèmes économiques et sociaux urgents.
En Effet, la conjoncture actuelle, plombée par la guerre russo-ukrainienne, s’enlise dans une récession économique mondiale et une menace de plus en plus grande d’une troisième guerre mondiale. Dans ce contexte perturbé, c’est le “compter-sur-soi” qui devra primer. Les Tunisiens devront compter sur leurs propres moyens et leur propre volonté à sortir de l’impasse. Ce qui implique de redoubler d’efforts au travail pour sauver les entreprises publiques, lutter contre la mentalité du « rizk al bilik », et placer l’intérêt national au-devant de toutes les priorités.
Du côté de l’Exécutif, l’urgence est à l’apaisement, au dialogue, au rassemblement. Le nouveau Parlement peut jouer un rôle crucial de pivot dans cette perspective en rétablissant le dialogue entre toutes les parties. Nos partenaires américains et européens ne cachent plus leur impatience, « très inquiets », se disent-ils, pour la démocratie en Tunisie à cause du tournant autoritaire pris par Kaïs Saïed, depuis le coup de force du 25 juillet 2021, et la vague d’arrestations dans les rangs de l’opposition qu’ils défendent vigoureusement. Il appartient au président Kaïs Saïed de rassurer les partenaires de la Tunisie, car un bras de fer avec l’UE ou avec les Etats-Unis entravera toute avancée de la Tunisie. A moins qu’il ait décidé de changer de cap comme beaucoup d’autres pays, arabes notamment, sous l’impulsion des bouleversements géostratégiques mondiaux engendrés par la guerre en Ukraine. Ce qui est peu probable, car le souci de Kaïs Saïed consiste en premier à préserver la paix sociale et civile en se refusant d’engager aveuglément les réformes douloureuses exigées par le FMI.
Il défend l’intérêt national, mais il le fait mal, alors qu’il pourrait négocier avec les partenaires traditionnels de la Tunisie aussi bien la paix sociale que la relance économique. A moins que ces derniers ne soient plus intéressés que par sa chute, ce qui relève de l’ingérence et nous inquiète aussi en tant que Tunisiens.